La
cause profonde de la révolte des banlieues n'est pas suffisamment
reconnue. Elle dépasse le cadre des inégalités
sociales et provient du rejet des minorités immigrées
de la communauté nationale. C'est la raison pour laquelle on
observe actuellement un véritable dérèglement des
systèmes de représentation de la société
et de la nation. Totalement niée dans ses causes et conséquences
directes dans le présent, la révolte imprègne les
débats passionnés sur l’histoire, même si
son rôle de déclencheur n’est pas admis explicitement.
Cette
révolte, qui exacerbe la question du rapport de l’immigration
post-coloniale à la nation, contrarie essentiellement la représentation
dominante de la continuité nationale. C’est ce qui explique
qu’elle mette en crise simultanément la perception du présent
et du passé. Si, à travers l’histoire, le débat
qu’elle suscite se déplace sur le terrain symbolique, c’est
parce qu’on refuse de l’intégrer dans l’approche
des conflits vécus concrètement. Elle dérange en
effet l’ordonnancement convenu du débat politique et ne
trouve aucune place dans les oppositions reconnues. Mais c’est
aussi, bien sûr, parce que cet espace symbolique de l’histoire
commande à distance le déroulement des conflits et constitue
le lieu de décryptage des positionnements politiques.
La
révolte suscite une réaction défensive de dénégation
qui incite à minimiser la profondeur de ses causes et à
en décaler le diagnostic et les remèdes vers les champs
neutralisés de la « sécurité »
et de la « question sociale ». Ce faisant, est
refusée à la crise sous-tendue par la révolte le
statut reconnu à ces ruptures de dimension « nationale »
qui, comme mai 68, ont interpellé la société sur
toutes les échelles et mobilisé l’ensemble des capacités
de réflexion et de réforme. Ici, on a vu se multiplier
les analyses sur le caractère anomique de la révolte,
de ses auteurs, de ses causes et de ses conséquences, celles-ci
et celles-là étant d’ailleurs indifférenciées
comme dans un cercle vicieux privé de sens et d’issue.
Tout le mal tiendrait dans les révoltés : ne s’en
sont-ils pas pris à eux-mêmes, brûlant les voitures
des leurs et les équipements mis à leur service ?
On aurait donc bien affaire, dans la crudité des vérités
de droite, à des « voyous », et, dans le
raffinement conceptuel de gauche, à des « asociaux ».
La
fin de non recevoir est catégorique : il n’est pas
question que cette révolte prétende changer la société
ni qu’un lumpenprolétariat plus ou moins mafieux vienne
faire diversion aux luttes des travailleurs. En guise d’explication,
un recensement des particularismes de la population immigrée
est proposé : incapacité d’éduquer les
enfants, polygamie, mariage forcé, excision des femmes, intégrisme
religieux, haine de la France, racisme anti-blanc.
Une
telle insistance sur les particularismes n’est pas seulement la
marque classique du racisme qui pose les minorités « comme
particuliers face à un général, […] Le majoritaire
(n’étant) différent de rien, étant lui-même
la référence1 ».
Elle est le fil par lequel on peut remonter jusqu’à des
thèmes d’une extrême sensibilité. Si le passé
est sollicité, à travers la polémique sur l’histoire,
en même temps que le présent, c’est parce que cette
« agression » des particularismes est vécue
comme une attaque contre toutes les dimensions de l’universel,
c'est-à-dire contre l’universalisme citoyen et contre l’universalité
de l’histoire, réagissant tous deux solidairement car reliés
à la même chaîne des représentations idéologiques.
La
France aime à se considérer dans sa propre continuité.
Le problème est que, de ce fait, elle remet à l’honneur
le seul facteur de durée concevable, la nation, dont l’ambivalence
est telle qu’on la glorifie plus volontiers au passé, en
termes de grandeur et de civilisation, qu’au présent où
elle se connote de régression chauvine.
L’UNIVERSALISME
REPUBLICAIN A L’EPREUVE DE L’IDENTITE NATIONALE
Au
présent, la France préfère se définir en
tout comme « républicaine ». La révolte
des banlieues interroge-t-elle la réalité de l’Etat-gendarme ?
On a tôt fait de clore le débat sur la violence policière
(qu’il faut absolument mettre au singulier pour en marquer le
caractère symptomatique) par le credo assurant que la police
est « républicaine ». Une dérobade,
sans aucun doute. Car c’est de deux choses l’une :
Ou bien les appareils policiers se sont affranchis de la loi, sont en
mesure, dans la promiscuité vécue avec les immigrés,
d’exercer une violence libre de toute sanction sinon de tout contrôle,
et c’est une dérive du régime. Ou bien ils exercent
cette violence par délégation de l’Etat et de ses
mandants, comme un privilège consenti contre la loi, et c’est
une dérive de la nation. Il est à craindre qu’il
faille retenir la seconde hypothèse car le « rétablissement
de l’ordre » a été mené sous l’état
d’urgence et a conduit, au prix d’interpellations musclées,
à la condamnation expéditive de près de 800 personnes
à des peines de prison, sur la foi de rapports de police.
Si
l’on y ajoute la réactivation simultanée de lois
sur l’immigration et le terrorisme, dans un climat d’amalgame
accréditant l’idée que les banlieues sont un danger
à la fois intérieur et extérieur, on peut redouter
le retour d’une police agissant « au nom et en fonction
des principes de sa rationalité propre, sans avoir à se
mouler ou à se modeler sur les règles de justice2 ».
La police se situe à un point de jonction entre la force et le
droit où passe la frontière extérieure de l’Etat
de droit. Si l’ordre et la sécurité ne sont conçus
étroitement que comme le maintien du monopole étatique
de la violence, en prenant à témoin une opinion conditionnée
par des menaces apocalyptiques, l’Etat peut s’affranchir
de la prédominance de la loi et libérer des appareils
dont la logique de force est toujours latente3.
La
révolte interroge-t-elle la réalité de l’Etat-providence ?
La république est mise en avant, comme solution à tout.
Nul ne s’étonne que ses institutions, qu’on propose
comme remède, soient celles-là mêmes qui ont failli.
On fait mine d’ignorer qu’elles ne sont que formes de rationalisation
de la domination, tributaires de rapports sociaux et de mentalités.
La citoyenneté réalise certes l’égalité
des droits politiques et civils mais selon des modalités qui
ont constamment évolué : Elle a été
proclamée en 1789 mais il a fallu attendre 1848 pour que le suffrage
universel vienne la compléter en tant que forme de souveraineté
républicaine. Lorsque les événements de juin 1848
eurent prouvé que le nouvel édifice n’avait en fait
pas de prise réelle sur l’ordre inégalitaire, la
3e république a mis en œuvre le concept de solidarité.
Depuis lors, le législateur n’a régulièrement
mis à jour les institutions qu’en actualisant le pan des
droits politiques et civils (vote des femmes, égalité
civile).
C’est
la bonne vieille « tension » entre citoyenneté
et « question sociale » qui demeure le métronome
de tous les équilibres, le pendule miraculeux dont les oscillations
sont scrutées avec une inquiétude idolâtre. Ainsi
s’explique l’illusion que le « traitement social »
suffit à résoudre les questions que posent les banlieues,
participant de l’illusion plus générale que la république
est par essence universelle. Autrement dit qu’elle ne peut tolérer
l’inégalité au delà d’un seuil d’altérité
ayant une valeur présumée universelle : elle ne connaît
pas d’autres identités que celle d’un sujet universel.
La république s’oppose donc à ce que l’on
saisisse dans la révolte des banlieues quelque revendication
d’égalité susceptible de l’incriminer :
l’égalité qu’elle a construite n’est-elle
pas présumée valide à l’échelle de
l’humanité ? Comme elle reste liée aux conceptions
du droit naturel, elle relève d’un idéalisme d’autant
plus redoutable qu’il est scrupuleusement mis en « formes »
et soustrait aux critiques de fond.
Mais,
en réalité, l’universalisme républicain ne
peut être appréhendé sans référence
à un principe premier : l’identification nationale.
Il ne fait pas de doute que « la révolution française
de 1789, malgré ses idées d’humanité et de
fraternité universelle de tous les peuples, présupposait
la nation française comme donnée de l’histoire4 ».
Sieyès l’avait bien exprimé : « La
nation existe avant tout, elle est l’origine de tout. Avant elle
et au-dessus d’elle, il n’y a que le droit naturel […]
Quand elle le pourrait, une nation ne doit pas se mettre dans les entraves
d’une loi positive5 ».
Sieyès voyait bien sûr la nation dans la bourgeoisie en
tant que classe universelle mais l’universalité n’est
pas autre chose qu’une promotion du particulier en universel à
chaque fois que ce particulier domine assez pour s’identifier
à l’ensemble de la nation6.
L’universalité
est forcément une convention combinant un contenu formel (les
institutions) et un contenu symbolique (la nation). Pierre Macherey
relève à juste titre qu’il y a d’une part
« le formalisme juridique, ramenant le droit à un
système rationnel susceptible d’être décomposé
et recomposé, en quelque sorte à volonté »
et d’autre part « un résidu d’irrationalité
[…] rattachée à la conception de l’existence
des peuples comme réalités historiques données7 »
La citoyenneté républicaine n’existe donc qu’en
adéquation avec une idée nationale donnée. C’est
grâce à cette idée que Lamartine pouvait prétendre
en 1848, pour nier la lutte des classes, que nul n’était
dépossédé de tout dès lors que tous avaient
dans les richesses « une part du travail de leurs ancêtres ».
C’est elle qui permettait à Auguste Comte de fonder la
solidarité dans la continuité d’un « être
historique » héréditaire ou à Durkheim
de l’analyser comme la réactivation d’un lien symbolique
préalable. Par rapport au formalisme de la loi, l’appartenance
nationale est ce préalable qui confère le « droit
d’avoir des droits » car « les droits
dont nous jouissons naissent du cœur de la nation8 »
Il
est vrai qu’en se revendiquant Etat de droit, la République
entend tout subordonner au droit, jusqu’à la politique
dont l’unique acteur reconnu est le citoyen construit juridiquement.
Il n’en demeure pas moins que le droit a pour ressort symbolique
la nation, dans laquelle c’est « la différence
entre "nous" et les "étrangers" qui l’emporte
et qui (est) vécue comme irréductible9 ».
Elle est ainsi frontière, décidant de l’exclusion
autant que de l’inclusion. Autant dire qu’elle est intrinsèquement
peu disposée à l’universel. D’ailleurs la
nationalité, qui la matérialise juridiquement, est une
élaboration du 19e siècle et de ses conflits nationalistes.
Elle a été décrite comme « une clôture
sociale », en principe formelle et non ethnoculturelle.
Mais, « opposée à des non-citoyens
définis juridiquement, (elle) peut recouper en pratique une
clôture non-formelle opposée à des non-nationaux ethnoculturels10 ».
Et cette formulation situe bien le problème : le droit
républicain aura beau affirmer l’universalisme citoyen,
l’idéologie nationale anéantira son œuvre
chaque fois qu’elle dérivera vers l’ethnoculturel.
Elle produira une appartenance nationale de fait opposée à
l’appartenance de droit. Quelle que soit l’efficacité
que l’on attribue, à tort ou à raison, à
l’action universalisante du droit, elle ne le fera pas sauter
par-dessus la « clôture » nationale
pour aller repêcher les exclus de l’identité nationale.
SE
CONSTITUER EN ENNEMI « DU DEDANS »
Toute
la question que pose la révolte des banlieues est-là :
l’immigration post-coloniale a-t-elle une place dans la nation
française ? Et laquelle ?
Si
on tente d’en théoriser le processus, l’ « intégration »,
telle qu’elle est généralement comprise, n’est
pas une réponse satisfaisante.
D’une
part, en effet, elle n’est pas une issue positivement définie
mais une alternative de coercition (induisant parfois pour les intéressés
un insoutenable dilemme) : l’absorption par un processus
de type évolutionniste dans le cadre civilisateur de la république
ou le rejet, au sens biologique du terme, qui rend l’exclu justiciable
du traitement réservé à la délinquance,
élargie à une acception socio-culturelle, voire même
au terrorisme, sûrement pas à l’altérité
sociale ou politique11.
Dans la meilleure de ces hypothèses, l’admission est
l’adhésion à un pacte républicain
aux allures de code disciplinaire de suspicion et de surveillance.
Un pacte supposant, comme supplément spécifique de domination,
l’obligation de s’amender, de renier des manières
d’être jugées inappropriées, et faisant
peser la menace constante d’une aggravation de ses clauses à
chaque fois qu’on décidera d’alourdir les handicaps12.
D’autre part, cette alternative n’en est pas une, les
mécanismes du rejet seront toujours là puisque qu’elles
se forment hors de toute rationalité, dans le champ des imaginaires.
Rejetant
cette fausse alternative, se résumant dans la disparition de
l’autre par l’éviction pure et simple ou bien l’assimilation,
on doit considérer qu’il y a un autre substitut au rejet :
le positionnement politique en tant que protagoniste à part
entière. C'est-à-dire en qualité d’ennemi
politique qui, résistant au rejet et se défiant de l’intégration,
décide de se hisser à la seule dignité véritable
en démocratie : la dignité politique. Celle que
l’exclu, rejeté au dehors, ne possède pas car,
à proprement parler, « l’étranger n’est
pas un ennemi. Pour Caïn, l’ennemi est Abel13 ».
Celle aussi qui est refusée à l’adhérent
intégré, reçu dans une égalité
de pure forme.
Mais
si l’ennemi politique est celui qui est reconnu comme l’égal,
celui avec qui la relation est « symétrique »
et « l’antagonisme décisif […] est
politique14 »,
il ne saurait se définir par la seule citoyenneté formelle
qui ne lui permet pas de se défendre contre les régressions
de l’identité nationale. Il ne peut se mettre tout entier
sous la coupe d’une citoyenneté qui le neutralise et
dénie la spécificité de la domination qu’il
subit. Se présupposant universelle, la citoyenneté ne
conçoit de menace que dans les dérives communautaristes
des minorités « qui risqueraient de cristalliser
et de consacrer les particularismes aux dépens de ce qui unit
les citoyens15 ».
Que cette unité soit entachée à son principe
par le rejet de minorités hors de l’appartenance nationale
est une donnée de l’idéologie qui lui échappe.
Toute
la différence entre la domination inscrite directement dans
les rapports sociaux de production et celle qui découle de
l’irrationalité ethnoculturelle réside dans le
fait que celle-ci, au contraire de celle-là, est censée
être politiquement informulable, étrangère à
la sphère publique. La domination n’est reconnue que
si ses protagonistes ont à la fois « des statuts
concrets […] économiques, légaux, écologiques
qui sont ceux du rapport social objectif […], et des
statuts symboliques […] justifiés idéologiquement
et signifiants du système social16 ».
C’est toute la supériorité de l’énoncé
du rapport de domination capitaliste qui peut se prévaloir
d’une dialectique éprouvée rendant compte « de
la constitution historique des forces en lutte et des formes de luttes17 ».
En
cet état des choses, toute lutte contre une domination à
fondement ethnoculturel est reçue comme une transgression de
l’ordre public, une attaque portée par un ennemi du « dehors18 ».
On considère que les inégalités subies par les
populations immigrées se résoudront par l’application
de la loi républicaine. On ne les reconnaît pas comme
antagonisme à caractère politique : quelques aménagements
du droit positif suffiront. L’enjeu de fond est tributaire d’une
simple qualification. Soustraire un problème à la politique
pour déclarer qu’il relève du droit, c’est
lui ôter sa charge conflictuelle, le pacifier. Le droit dispense
d’interroger le réel : « Un malaise social ?
Un blocage des institutions ? Il suffit de changer de texte,
de loi, de notion19 ».
On
se constitue donc en ennemi politique dès lors qu’on
décide d’expliciter les faits en tant que rapport de
domination et de faire admettre celui-ci comme antagonisme irréductible.
Et en ennemi du « dedans » si, simultanément,
on élabore à partir de ce rapport de domination sa propre
critique des représentations symboliques de la nation, si on
s’impose comme un acteur subversif dans la production de l’imaginaire.
Car en celui-ci ne se décide pas seulement l’idéologie
mais ses répercussions sur toute la chaîne des pratiques
démocratiques.
La
citoyenneté formelle dénie d’autant plus vainement
le contexte politique réel qu’il la rattrape et la met
en échec par l’entremise de discours de toutes sortes
se parant le plus souvent de références symboliques.
L’épisode de la loi du 23 février 2005 et de son
article 4 sur « l’apport positif » de
la colonisation en est l’illustration. En abordant l’histoire
coloniale dans les termes qui furent ceux du colonialisme, l’article
4 réintroduit une logique de guerre à l’intérieur
de la nation, puisque cet « apport » fut fait
par la guerre. Et par une guerre brutale de conquête, affranchie
des conventions alors en usage dans le « concert européen ».
Il boute les colonisés hors de la nation, en tant qu’ennemis
actuels « du dehors », ce que les élites
antillaises, Aimé Césaire en tête, ont tout de
suite compris.
Voilà
pourquoi la réaction opposée par des historiens à
cet article20
résulte d’un contresens. Ce qui est en jeu, ce n’est
pas de veiller à ce que « la vérité
historique » soit établie par la bonne « méthode »,
ni de dénoncer vertueusement « l’anachronisme »
pour prêcher une improbable objectivité, mais d’apercevoir
dans cet article un discours politique. Celui-ci, verbalisant la régression
française avec une étonnante liberté, a l’extrême
mérite de mettre au jour ce refoulé qui travaille en
sourdine les institutions. Que ce soit précisément la
représentation nationale, la nation « parlant »
en quelque sorte de sa propre voix, qui le délivre n’en
est que plus significatif. C’est la norme même chargée
d’édicter le droit universalisé qui véhicule
ce discours : il n’en est que plus stupéfiant d’entendre
tant de propositions visant à neutraliser l’effet souverain
d’une loi promulguée régulièrement.
Certains
historiens commettent le même contresens à propos d’autres
discours historiques : ils voient dans l’appel des Indigènes
de la République de la « victimisation »
là où est à l’œuvre un discours de
lutte ne sollicitant l’histoire que pour y déceler la
continuité des formes de domination et livrer contre elles
la bataille qui s’impose ; il reprochent à ceux
qui réactivent l’histoire de l’esclavage leur ignorance
de la traite saharienne, alors que ces derniers se détournent
en conscience de ce qui ne concerne pas leur lutte d’aujourd’hui.
En fait, toute cette polémique n’a rien à voir
avec l’histoire et tout avec la mémoire prise comme levier
politique. Il reste d’ailleurs à prouver que l’histoire
surpasse la mémoire, qu’elle est autre chose qu’ « un
savoir des luttes qui se déploie sur lui-même et fonctionne
dans un champ de luttes21 »,
tant « l’historien est lui-même toujours tributaire
d’un contexte et donc d’un point de vue22 ».
Les mêmes historiens accréditent à l’occasion
cette prépondérance du présent en prétendant
contribuer, par l’apport d’une histoire « passée »
dans ses enjeux donc neutre et réconciliatrice, à la
pacification des conflits23.
Ce que nous avons dit du droit vaut alors pour l’histoire :
elle participe de l’idéologie d’occultation.
Edward
Said a montré à quel point la mémoire occidentale
est un construit qui s’est obstiné à ignorer le
passé colonial. Les tragédies du 20e siècle européen
ont été exorcisées par des critiques radicales
de la modernité, mais sans qu’en soient jamais interrogé
le versant colonialiste : la critique de l’histoire universelle
s’est faite dans sa propre demeure. La France se borne donc
à proclamer qu’elle a asservi mais aussi libéré
ses esclaves, colonisé mais aussi décolonisé.
C’est le mythe des deux France, de cet astre dual majestueux
d’ombre et de lumière, dont les anciens esclaves et colonisés
veulent ternir l’éclat en se prétendant protagonistes
de l’histoire. Une nouvelle explication est de ce fait nécessaire
« pour décider ce qui va être ou non tradition,
ce qui va compter ou non24 ».
Cette explication ne risque pas de diviser plus dangereusement que
n’importe quelle bataille ne le fait par définition.
Les Indigènes, par exemple, ne s’identifient pas à
une spécificité qu’ils auraient eux-mêmes
élaborée, ils revendiquent ce qui leur est reproché,
relèvent le défi de ceux qui les stigmatisent.
En
faisant rebondir les termes de la discrimination pour les propulser
à la face de leurs auteurs, ils s’investissent à
une autre échelle que les associations de lutte anti-raciste
dont l’action témoigne « d’une inquiétante
similitude avec les sociétés protectrices des animaux25».
Le discours historique « national » d’exclusion
adopté par le parlement et approuvé par les deux tiers
des Français confirme en effet que les discriminations ne sont
pas de simples dysfonctionnements. Elles sont sous-tendues par un
consensus plongeant ses racines, au moins en partie, dans une mémoire
colonialiste toujours vivace. Un contre-discours tel que celui des
Indigènes peut constituer une réponse politiquement
cruciale. Il va dans le sens de la promotion de la minorité
immigrée au rang de protagoniste par la voie empruntée
pour l’en exclure : celle de l’imaginaire. Se construisant
sur l’histoire, il peut fournir au rapport de domination qu’il
désigne la profondeur qui le singularise.
Plutôt
que de s’indigner vainement du tour pris par cette controverse
sur l’histoire, il faut en définitive s’efforcer
d’en tirer parti. Elle vient déverrouiller le champ idéologique
et y favoriser des luttes qui renouvellent les termes d’un débat
institutionnel stérilisé par les dogmes. En particulier,
l’universel est susceptible d’y perdre sa charge mythique
dissuasive : lorsque le formalisme juridique universel reçoit
l’appui embarrassant de l’histoire universelle, c’est
tout l’artifice des représentations dominantes qui se
révèle. En s’engouffrant dans la brèche
ainsi ouverte, les minorités d’origine coloniale peuvent
se hisser au niveau d’une lutte politique élargie à
la plénitude de ses énoncés. Elles auraient pu
escompter le soutien des organisations de la gauche radicale si celles-ci,
leur opposant un mixte d’universalisme prolétarien et
d’unanimisme républicain, ne s’étaient pas
agrippées, comme souvent par le passé, à leur
immuable conception de la domination. Mais qu’importe :
c’est ce cumul des adversités, ce formidable « capital
d’antipathie » réuni en si peu de temps, qui
les constitueront le plus sûrement en ennemi « du
dedans ».
1
Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, Paris,
Gallimard, 2002, p. 120.
2
Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population,
Gallimard-Seuil, p. 347.
3
Ce sont des appareils potentiellement aptes à s’autonomiser
dans des conjonctures de répression. On peut se demander quelle
est, dans la « politique sécuritaire »
actuelle, la part exacte de la politique et de la rationalité
sécuritaire. Le flou entourant les enquêtes sur le terrorisme
est en particulier très problématique. La sécurité
ne structure-t-elle pas en partie un lobby agissant au niveau politique ?
4
Carl Schmitt, Théorie de la constitution, Paris, PUF,
1993, p. 369.
5
Qu’est-ce que le Tiers Etat ? Chapitre 5.
6
A cet égard, la personnification de la nation dans le roi ou
dans l’aristocratie, s’opposant à celui-ci ou à
la bourgeoisie, participait tout autant d’une revendication
de l’universel.
7
Pierre Macherey, Une nouvelle problématique du droit :
Sieyès, paru dans Futur antérieur, n° 4, hiver
1990, p. 29.
8
Hannah Arendt, L’impérialisme, Paris, Fayard,
1982, p. 287.
9
Etienne Balibar, Race, nation, classe, Paris, La Découverte,
1997, p. 129.
10
Roger Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France
et en Allemagne, Paris, Belin, 1997, p. 58 (Souligné par
nous).
11
Définissant la logique du « mécanisme racial »,
Michel Foucault écrit : « Les ennemis qu’il
s’agit de supprimer, ce ne sont pas les adversaires au sens
politique du terme ; ce sont les dangers, externes ou internes,
par rapport à la population et pour la population […]
(C’est) une extrapolation biologique du thème de l’ennemi
politique ». (Il faut défendre la société,
Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 228-229). Le « nettoyage
au karcher » n’est sans doute pas une innocente image
de rhétorique.
12
Comme l’a montré la loi du 15 mars 2004 sur le port du
voile à l’école. Ce dernier, autorisé en
vertu d’une loi laïque séculaire en tant que liberté
fondamentale, a été interdit pour satisfaire à
une phobie culturaliste incoercible et au prix d’une perversion
délibérée du raisonnement qu’on peut résumer
comme suit : « Le voile à l’école
est contraire à la loi, il faut donc la modifier pour l’interdire ».
13
Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra, Paris,
Armand Colin, 1992, p. 40.
14
Carl Schmitt, La notion de politique, Paris, Flammarion, 1992,
p. 74.
15
Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ?
Paris, Gallimard, 2000, p. 237.
16
C. Guillaumin, Op. Cit., p. 124.
17
E. Balibar, Op. Cit., p. 80.
18
C’est ce qui explique qu’on ait voulu d’emblée
représenter la révolte des banlieues comme une « guerre
anti-France » ou une guerre ethnique et religieuse. Pourtant,
le seul élément de fait autorisant une interprétation
de ce genre, la fameuse fatwa de l’UOIF, fut l’initiative
d’une organisation vassale de l’Etat.
19
Michel Miaille, Une introduction critique au droit, Paris,
Maspero, 1982, p. 55. Cette occultation de la politique par le droit
obéit bien sûr à des motivations politiques. Parmi
les « notions » mises à la mode par la
révolte des banlieues, la « discrimination positive ».
20
Et à d’autres lois relatives à l’histoire :
Voir la pétition signée par 19 historiens et publiée
dans Libération du 13 décembre 2005.
21
Michel Foucault, Il faut défendre la société,
Op. Cit., p. 153.
22
Gérard Noiriel, Sur la « crise » de
l’histoire, Paris, Gallimard, 1996, p. 392.
23
Cf, à propos de l’époque coloniale en Algérie,
la proposition faite par Claude Liauzu et Gilbert Meynier d’une
« commission mixte d’historiens algériens
et français » pour « assainir les relations
franco-algériennes » (Sétif, la guerre
des mémoires, Nouvel Observateur n° 2117 du
2 juin 2005). Ce qui est ainsi allégué, c’est
que le savoir et la vérité appartiennent nécessairement
« au registre de l’ordre et de la paix »
(M. Foucault).
24
Edward W. Said, Culture et impérialisme, Paris, Fayard-Le
Monde Diplomatique, 2000, p. 38.
25
H. Arendt, Op. Cit., p. 274.