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05 janvier 2006

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L'INSTANCE, Revue critique de droit algérien
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L'IMMIGRATION FACE A
LA REGRESSION IDENTITAIRE FRANCAISE

par Khaled SATOUR

La cause profonde de la révolte des banlieues n'est pas suffisamment reconnue. Elle dépasse le cadre des inégalités sociales et provient du rejet des minorités immigrées de la communauté nationale. C'est la raison pour laquelle on observe actuellement un véritable dérèglement des systèmes de représentation de la société et de la nation. Totalement niée dans ses causes et conséquences directes dans le présent, la révolte imprègne les débats passionnés sur l’histoire, même si son rôle de déclencheur n’est pas admis explicitement.

Cette révolte, qui exacerbe la question du rapport de l’immigration post-coloniale à la nation, contrarie essentiellement la représentation dominante de la continuité nationale. C’est ce qui explique qu’elle mette en crise simultanément la perception du présent et du passé. Si, à travers l’histoire, le débat qu’elle suscite se déplace sur le terrain symbolique, c’est parce qu’on refuse de l’intégrer dans l’approche des conflits vécus concrètement. Elle dérange en effet l’ordonnancement convenu du débat politique et ne trouve aucune place dans les oppositions reconnues. Mais c’est aussi, bien sûr, parce que cet espace symbolique de l’histoire commande à distance le déroulement des conflits et constitue le lieu de décryptage des positionnements politiques.

La révolte suscite une réaction défensive de dénégation qui incite à minimiser la profondeur de ses causes et à en décaler le diagnostic et les remèdes vers les champs neutralisés de la « sécurité » et de la « question sociale ». Ce faisant, est refusée à la crise sous-tendue par la révolte le statut reconnu à ces ruptures de dimension « nationale » qui, comme mai 68, ont interpellé la société sur toutes les échelles et mobilisé l’ensemble des capacités de réflexion et de réforme. Ici, on a vu se multiplier les analyses sur le caractère anomique de la révolte, de ses auteurs, de ses causes et de ses conséquences, celles-ci et celles-là étant d’ailleurs indifférenciées comme dans un cercle vicieux privé de sens et d’issue. Tout le mal tiendrait dans les révoltés : ne s’en sont-ils pas pris à eux-mêmes, brûlant les voitures des leurs et les équipements mis à leur service ? On aurait donc bien affaire, dans la crudité des vérités de droite, à des « voyous », et, dans le raffinement conceptuel de gauche, à des « asociaux ».

La fin de non recevoir est catégorique : il n’est pas question que cette révolte prétende changer la société ni qu’un lumpenprolétariat plus ou moins mafieux vienne faire diversion aux luttes des travailleurs. En guise d’explication, un recensement des particularismes de la population immigrée est proposé : incapacité d’éduquer les enfants, polygamie, mariage forcé, excision des femmes, intégrisme religieux, haine de la France, racisme anti-blanc.

Une telle insistance sur les particularismes n’est pas seulement la marque classique du racisme qui pose les minorités « comme particuliers face à un général, […] Le majoritaire (n’étant) différent de rien, étant lui-même la référence1 ». Elle est le fil par lequel on peut remonter jusqu’à des thèmes d’une extrême sensibilité. Si le passé est sollicité, à travers la polémique sur l’histoire, en même temps que le présent, c’est parce que cette « agression » des particularismes est vécue comme une attaque contre toutes les dimensions de l’universel, c'est-à-dire contre l’universalisme citoyen et contre l’universalité de l’histoire, réagissant tous deux solidairement car reliés à la même chaîne des représentations idéologiques.

La France aime à se considérer dans sa propre continuité. Le problème est que, de ce fait, elle remet à l’honneur le seul facteur de durée concevable, la nation, dont l’ambivalence est telle qu’on la glorifie plus volontiers au passé, en termes de grandeur et de civilisation, qu’au présent où elle se connote de régression chauvine.

L’UNIVERSALISME REPUBLICAIN A L’EPREUVE DE L’IDENTITE NATIONALE

Au présent, la France préfère se définir en tout comme « républicaine ». La révolte des banlieues interroge-t-elle la réalité de l’Etat-gendarme ? On a tôt fait de clore le débat sur la violence policière (qu’il faut absolument mettre au singulier pour en marquer le caractère symptomatique) par le credo assurant que la police est « républicaine ». Une dérobade, sans aucun doute. Car c’est de deux choses l’une : Ou bien les appareils policiers se sont affranchis de la loi, sont en mesure, dans la promiscuité vécue avec les immigrés, d’exercer une violence libre de toute sanction sinon de tout contrôle, et c’est une dérive du régime. Ou bien ils exercent cette violence par délégation de l’Etat et de ses mandants, comme un privilège consenti contre la loi, et c’est une dérive de la nation. Il est à craindre qu’il faille retenir la seconde hypothèse car le « rétablissement de l’ordre » a été mené sous l’état d’urgence et a conduit, au prix d’interpellations musclées, à la condamnation expéditive de près de 800 personnes à des peines de prison, sur la foi de rapports de police.

Si l’on y ajoute la réactivation simultanée de lois sur l’immigration et le terrorisme, dans un climat d’amalgame accréditant l’idée que les banlieues sont un danger à la fois intérieur et extérieur, on peut redouter le retour d’une police agissant « au nom et en fonction des principes de sa rationalité propre, sans avoir à se mouler ou à se modeler sur les règles de justice2 ». La police se situe à un point de jonction entre la force et le droit où passe la frontière extérieure de l’Etat de droit. Si l’ordre et la sécurité ne sont conçus étroitement que comme le maintien du monopole étatique de la violence, en prenant à témoin une opinion conditionnée par des menaces apocalyptiques, l’Etat peut s’affranchir de la prédominance de la loi et libérer des appareils dont la logique de force est toujours latente3.

La révolte interroge-t-elle la réalité de l’Etat-providence ? La république est mise en avant, comme solution à tout. Nul ne s’étonne que ses institutions, qu’on propose comme remède, soient celles-là mêmes qui ont failli. On fait mine d’ignorer qu’elles ne sont que formes de rationalisation de la domination, tributaires de rapports sociaux et de mentalités. La citoyenneté réalise certes l’égalité des droits politiques et civils mais selon des modalités qui ont constamment évolué : Elle a été proclamée en 1789 mais il a fallu attendre 1848 pour que le suffrage universel vienne la compléter en tant que forme de souveraineté républicaine. Lorsque les événements de juin 1848 eurent prouvé que le nouvel édifice n’avait en fait pas de prise réelle sur l’ordre inégalitaire, la 3e république a mis en œuvre le concept de solidarité. Depuis lors, le législateur n’a régulièrement mis à jour les institutions qu’en actualisant le pan des droits politiques et civils (vote des femmes, égalité civile).

C’est la bonne vieille « tension » entre citoyenneté et « question sociale » qui demeure le métronome de tous les équilibres, le pendule miraculeux dont les oscillations sont scrutées avec une inquiétude idolâtre. Ainsi s’explique l’illusion que le « traitement social » suffit à résoudre les questions que posent les banlieues, participant de l’illusion plus générale que la république est par essence universelle. Autrement dit qu’elle ne peut tolérer l’inégalité au delà d’un seuil d’altérité ayant une valeur présumée universelle : elle ne connaît pas d’autres identités que celle d’un sujet universel. La république s’oppose donc à ce que l’on saisisse dans la révolte des banlieues quelque revendication d’égalité susceptible de l’incriminer : l’égalité qu’elle a construite n’est-elle pas présumée valide à l’échelle de l’humanité ? Comme elle reste liée aux conceptions du droit naturel, elle relève d’un idéalisme d’autant plus redoutable qu’il est scrupuleusement mis en « formes » et soustrait aux critiques de fond.

Mais, en réalité, l’universalisme républicain ne peut être appréhendé sans référence à un principe premier : l’identification nationale. Il ne fait pas de doute que « la révolution française de 1789, malgré ses idées d’humanité et de fraternité universelle de tous les peuples, présupposait la nation française comme donnée de l’histoire4 ». Sieyès l’avait bien exprimé : « La nation existe avant tout, elle est l’origine de tout. Avant elle et au-dessus d’elle, il n’y a que le droit naturel […] Quand elle le pourrait, une nation ne doit pas se mettre dans les entraves d’une loi positive5 ». Sieyès voyait bien sûr la nation dans la bourgeoisie en tant que classe universelle mais l’universalité n’est pas autre chose qu’une promotion du particulier en universel à chaque fois que ce particulier domine assez pour s’identifier à l’ensemble de la nation6.

L’universalité est forcément une convention combinant un contenu formel (les institutions) et un contenu symbolique (la nation). Pierre Macherey relève à juste titre qu’il y a d’une part « le formalisme juridique, ramenant le droit à un système rationnel susceptible d’être décomposé et recomposé, en quelque sorte à volonté » et d’autre part « un résidu d’irrationalité […] rattachée à la conception de l’existence des peuples comme réalités historiques données7 »  La citoyenneté républicaine n’existe donc qu’en adéquation avec une idée nationale donnée. C’est grâce à cette idée que Lamartine pouvait prétendre en 1848, pour nier la lutte des classes, que nul n’était dépossédé de tout dès lors que tous avaient dans les richesses « une part du travail de leurs ancêtres ». C’est elle qui permettait à Auguste Comte de fonder la solidarité dans la continuité d’un « être historique » héréditaire ou à Durkheim de l’analyser comme la réactivation d’un lien symbolique préalable. Par rapport au formalisme de la loi, l’appartenance nationale est ce préalable qui confère le « droit d’avoir des droits » car « les droits dont nous jouissons naissent du cœur de la nation8 » 

Il est vrai qu’en se revendiquant Etat de droit, la République entend tout subordonner au droit, jusqu’à la politique dont l’unique acteur reconnu est le citoyen construit juridiquement. Il n’en demeure pas moins que le droit a pour ressort symbolique la nation, dans laquelle c’est « la différence entre "nous" et les "étrangers" qui l’emporte et qui (est) vécue comme irréductible9 ». Elle est ainsi frontière, décidant de l’exclusion autant que de l’inclusion. Autant dire qu’elle est intrinsèquement peu disposée à l’universel. D’ailleurs la nationalité, qui la matérialise juridiquement, est une élaboration du 19e siècle et de ses conflits nationalistes. Elle a été décrite comme « une clôture sociale », en principe formelle et non ethnoculturelle. Mais, « opposée à des non-citoyens définis juridiquement, (elle) peut recouper en pratique une clôture non-formelle opposée à des non-nationaux ethnoculturels10 ». Et cette formulation situe bien le problème : le droit républicain aura beau affirmer l’universalisme citoyen, l’idéologie nationale anéantira son œuvre chaque fois qu’elle dérivera vers l’ethnoculturel. Elle produira une appartenance nationale de fait opposée à l’appartenance de droit. Quelle que soit l’efficacité que l’on attribue, à tort ou à raison, à l’action universalisante du droit, elle ne le fera pas sauter par-dessus la « clôture »  nationale pour aller repêcher les exclus de l’identité nationale.

SE CONSTITUER EN ENNEMI « DU DEDANS »

Toute la question que pose la révolte des banlieues est-là : l’immigration post-coloniale a-t-elle une place dans la nation française ? Et laquelle ?

Si on tente d’en théoriser le processus, l’ « intégration », telle qu’elle est généralement comprise, n’est pas une réponse satisfaisante.

D’une part, en effet, elle n’est pas une issue positivement définie mais une alternative de coercition (induisant parfois pour les intéressés un insoutenable dilemme) : l’absorption par un processus de type évolutionniste dans le cadre civilisateur de la république  ou le rejet, au sens biologique du terme, qui rend l’exclu justiciable du traitement réservé à la délinquance, élargie à une acception socio-culturelle, voire même au terrorisme, sûrement pas à l’altérité sociale ou politique11. Dans la meilleure de ces hypothèses, l’admission est l’adhésion à un pacte  républicain  aux allures de code disciplinaire de suspicion et de surveillance. Un pacte supposant, comme supplément spécifique de domination, l’obligation de s’amender, de renier des manières d’être jugées inappropriées, et faisant peser la menace constante d’une aggravation de ses clauses à chaque fois qu’on décidera d’alourdir les handicaps12. D’autre part, cette alternative n’en est pas une, les mécanismes du rejet seront toujours là puisque qu’elles se forment hors de toute rationalité, dans le champ des imaginaires.

Rejetant cette fausse alternative, se résumant dans la disparition de l’autre par l’éviction pure et simple ou bien l’assimilation, on doit considérer qu’il y a un autre substitut au rejet : le positionnement politique en tant que protagoniste à part entière. C'est-à-dire en qualité d’ennemi politique qui, résistant au rejet et se défiant de l’intégration, décide de se hisser à la seule dignité véritable en démocratie : la dignité politique. Celle que l’exclu, rejeté au dehors, ne possède pas car, à proprement parler, « l’étranger n’est pas un ennemi. Pour Caïn, l’ennemi est Abel13 ». Celle aussi qui est refusée à l’adhérent intégré, reçu dans une égalité de pure forme.

Mais si l’ennemi politique est celui qui est reconnu comme l’égal, celui avec qui la relation est « symétrique » et « l’antagonisme décisif […] est politique14 », il ne saurait se définir par la seule citoyenneté formelle qui ne lui permet pas de se défendre contre les régressions de l’identité nationale. Il ne peut se mettre tout entier sous la coupe d’une citoyenneté qui le neutralise et dénie la spécificité de la domination qu’il subit. Se présupposant universelle, la citoyenneté ne conçoit de menace que dans les dérives communautaristes des minorités « qui risqueraient de cristalliser et de consacrer les particularismes aux dépens de ce qui unit les citoyens15 ». Que cette unité soit entachée à son principe par le rejet de minorités hors de l’appartenance nationale est une donnée de l’idéologie qui lui échappe.

Toute la différence entre la domination inscrite directement dans les rapports sociaux de production et celle qui découle de l’irrationalité ethnoculturelle réside dans le fait que celle-ci, au contraire de celle-là, est censée être politiquement informulable, étrangère à la sphère publique. La domination n’est reconnue que si ses protagonistes ont à la fois « des statuts concrets […] économiques, légaux, écologiques qui sont ceux du rapport social objectif  […], et des statuts symboliques […] justifiés idéologiquement et signifiants du système social16 ». C’est toute la supériorité de l’énoncé du rapport de domination capitaliste qui peut se prévaloir d’une dialectique éprouvée rendant compte « de la constitution historique des forces en lutte et des formes de luttes17 ».

En cet état des choses, toute lutte contre une domination à fondement ethnoculturel est reçue comme une transgression de l’ordre public, une attaque portée par un ennemi du « dehors18 ». On considère que les inégalités subies par les populations immigrées se résoudront par l’application de la loi républicaine. On ne les reconnaît pas comme antagonisme à caractère politique : quelques aménagements du droit positif suffiront. L’enjeu de fond est tributaire d’une simple qualification. Soustraire un problème à la politique pour déclarer qu’il relève du droit, c’est lui ôter sa charge conflictuelle, le pacifier. Le droit dispense d’interroger le réel : « Un malaise social ? Un blocage des institutions ? Il suffit de changer de texte, de loi, de notion19 ».

On se constitue donc en ennemi politique dès lors qu’on décide d’expliciter les faits en tant que rapport de domination et de faire admettre celui-ci comme antagonisme irréductible. Et en ennemi du « dedans » si, simultanément, on élabore à partir de ce rapport de domination sa propre critique des représentations symboliques de la nation, si on s’impose comme un acteur subversif dans la production de l’imaginaire. Car en celui-ci ne se décide pas seulement l’idéologie mais ses répercussions sur toute la chaîne des pratiques démocratiques.

La citoyenneté formelle dénie d’autant plus vainement le contexte politique réel qu’il la rattrape et la met en échec par l’entremise de discours de toutes sortes se parant le plus souvent de références symboliques. L’épisode de la loi du 23 février 2005 et de son article 4 sur « l’apport positif » de la colonisation en est l’illustration. En abordant l’histoire coloniale dans les termes qui furent ceux du colonialisme, l’article 4 réintroduit une logique de guerre à l’intérieur de la nation, puisque cet « apport » fut fait par la guerre. Et par une guerre brutale de conquête, affranchie des conventions alors en usage dans le « concert européen ». Il boute les colonisés hors de la nation, en tant qu’ennemis actuels « du dehors », ce que les élites antillaises, Aimé Césaire en tête, ont tout de suite compris.

Voilà pourquoi la réaction opposée par des historiens à cet article20 résulte d’un contresens. Ce qui est en jeu, ce n’est pas de veiller à ce que « la vérité historique » soit établie par la bonne « méthode », ni de dénoncer vertueusement « l’anachronisme » pour prêcher une improbable objectivité, mais d’apercevoir dans cet article un discours politique. Celui-ci, verbalisant la régression française avec une étonnante liberté, a l’extrême mérite de mettre au jour ce refoulé qui travaille en sourdine les institutions. Que ce soit précisément la représentation nationale, la nation « parlant » en quelque sorte de sa propre voix, qui le délivre n’en est que plus significatif. C’est la norme même chargée d’édicter le droit universalisé qui véhicule ce discours : il n’en est que plus stupéfiant d’entendre tant de propositions visant à neutraliser l’effet souverain d’une loi promulguée régulièrement.

Certains historiens commettent le même contresens à propos d’autres discours historiques : ils voient dans l’appel des Indigènes de la République de la « victimisation » là où est à l’œuvre un discours de lutte ne sollicitant l’histoire que pour y déceler la continuité des formes de domination et livrer contre elles la bataille qui s’impose ; il reprochent à ceux qui réactivent l’histoire de l’esclavage leur ignorance de la traite saharienne, alors que ces derniers se détournent en conscience de ce qui ne concerne pas leur lutte d’aujourd’hui. En fait, toute cette polémique n’a rien à voir avec l’histoire et tout avec la mémoire prise comme levier politique. Il reste d’ailleurs à prouver que l’histoire surpasse la mémoire, qu’elle est autre chose qu’ « un savoir des luttes qui se déploie sur lui-même et fonctionne dans un champ de luttes21 », tant « l’historien est lui-même toujours tributaire d’un contexte et donc d’un point de vue22 ». Les mêmes historiens accréditent à l’occasion cette prépondérance du présent en prétendant contribuer, par l’apport d’une histoire « passée » dans ses enjeux donc neutre et réconciliatrice, à la pacification des conflits23. Ce que nous avons dit du droit vaut alors pour l’histoire : elle participe de l’idéologie d’occultation.

Edward Said a montré à quel point la mémoire occidentale est un construit qui s’est obstiné à ignorer le passé colonial. Les tragédies du 20e siècle européen ont été exorcisées par des critiques radicales de la modernité, mais sans qu’en soient jamais interrogé le versant colonialiste : la critique de l’histoire universelle s’est faite dans sa propre demeure. La France se borne donc à proclamer qu’elle a asservi mais aussi libéré ses esclaves, colonisé mais aussi décolonisé. C’est le mythe des deux France, de cet astre dual majestueux d’ombre et de lumière, dont les anciens esclaves et colonisés veulent ternir l’éclat en se prétendant protagonistes de l’histoire. Une nouvelle explication est de ce fait nécessaire « pour décider ce qui va être ou non tradition, ce qui va compter ou non24 ». Cette explication ne risque pas de diviser plus dangereusement que n’importe quelle bataille ne le fait par définition. Les Indigènes, par exemple, ne s’identifient pas à une spécificité qu’ils auraient eux-mêmes élaborée, ils revendiquent ce qui leur est reproché, relèvent le défi de ceux qui les stigmatisent.

En faisant rebondir les termes de la discrimination pour les propulser à la face de leurs auteurs, ils s’investissent à une autre échelle que les associations de lutte anti-raciste dont l’action témoigne « d’une inquiétante similitude avec les sociétés protectrices des animaux25». Le discours historique « national » d’exclusion adopté par le parlement et approuvé par les deux tiers des Français confirme en effet que les discriminations ne sont pas de simples dysfonctionnements. Elles sont sous-tendues par un consensus plongeant ses racines, au moins en partie, dans une mémoire colonialiste toujours vivace. Un contre-discours tel que celui des Indigènes peut constituer une réponse politiquement cruciale. Il va dans le sens de la promotion de la minorité immigrée au rang de protagoniste par la voie empruntée pour l’en exclure : celle de l’imaginaire. Se construisant sur l’histoire, il peut fournir au rapport de domination qu’il désigne la profondeur qui le singularise.

Plutôt que de s’indigner vainement du tour pris par cette controverse sur l’histoire, il faut en définitive s’efforcer d’en tirer parti. Elle vient déverrouiller le champ idéologique et y favoriser des luttes qui renouvellent les termes d’un débat institutionnel stérilisé par les dogmes. En particulier, l’universel est susceptible d’y perdre sa charge mythique dissuasive : lorsque le formalisme juridique universel reçoit l’appui embarrassant de l’histoire universelle, c’est tout l’artifice des représentations dominantes qui se révèle. En s’engouffrant dans la brèche ainsi ouverte, les minorités d’origine coloniale peuvent se hisser au niveau d’une lutte politique élargie à la plénitude de ses énoncés. Elles auraient pu escompter le soutien des organisations de la gauche radicale si celles-ci, leur opposant un mixte d’universalisme prolétarien et d’unanimisme républicain, ne s’étaient pas agrippées, comme souvent par le passé, à leur immuable conception de la domination. Mais qu’importe : c’est ce cumul des adversités, ce formidable « capital d’antipathie » réuni en si peu de temps, qui les constitueront le plus sûrement en ennemi « du dedans ».

1 Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, Paris, Gallimard, 2002, p. 120.

2 Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population, Gallimard-Seuil, p. 347.

3 Ce sont des appareils potentiellement aptes à s’autonomiser dans des conjonctures de répression. On peut se demander quelle est, dans la « politique sécuritaire » actuelle, la part exacte de la politique et de la rationalité sécuritaire. Le flou entourant les enquêtes sur le terrorisme est en particulier très problématique. La sécurité ne structure-t-elle pas en partie un lobby agissant au niveau politique ?

4 Carl Schmitt, Théorie de la constitution, Paris, PUF, 1993, p. 369.

5 Qu’est-ce que le Tiers Etat ? Chapitre 5.

6 A cet égard, la personnification de la nation dans le roi ou dans l’aristocratie, s’opposant à celui-ci ou à la bourgeoisie, participait tout autant d’une revendication de l’universel.

7 Pierre Macherey, Une nouvelle problématique du droit : Sieyès, paru dans Futur antérieur, n° 4, hiver 1990, p. 29.

8 Hannah Arendt, L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982, p. 287.

9 Etienne Balibar, Race, nation, classe, Paris, La Découverte, 1997, p. 129.

10 Roger Brubaker, Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Paris, Belin, 1997, p. 58 (Souligné par nous).

11 Définissant la logique du « mécanisme racial », Michel Foucault écrit : « Les ennemis qu’il s’agit de supprimer, ce ne sont pas les adversaires au sens politique du terme ; ce sont les dangers, externes ou internes, par rapport à la population et pour la population […] (C’est) une extrapolation biologique du thème de l’ennemi politique ». (Il faut défendre la société, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 228-229). Le « nettoyage au karcher » n’est sans doute pas une innocente image de rhétorique.

12 Comme l’a montré la loi du 15 mars 2004 sur le port du voile à l’école. Ce dernier, autorisé en vertu d’une loi laïque séculaire en tant que liberté fondamentale, a été interdit pour satisfaire à une phobie culturaliste incoercible et au prix d’une perversion délibérée du raisonnement qu’on peut résumer comme suit : «  Le voile à l’école est contraire à la loi, il faut donc la modifier pour l’interdire ».

13 Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra, Paris, Armand Colin, 1992, p. 40.

14 Carl Schmitt, La notion de politique, Paris, Flammarion, 1992, p. 74.

15 Dominique Schnapper, Qu’est-ce que la citoyenneté ? Paris, Gallimard, 2000, p. 237.

16 C. Guillaumin, Op. Cit., p. 124.

17 E. Balibar, Op. Cit., p. 80.

18 C’est ce qui explique qu’on ait voulu d’emblée représenter la révolte des banlieues comme une « guerre anti-France » ou une guerre ethnique et religieuse. Pourtant, le seul élément de fait autorisant une interprétation de ce genre, la fameuse fatwa de l’UOIF, fut l’initiative d’une organisation vassale de l’Etat.

19 Michel Miaille, Une introduction critique au droit, Paris, Maspero, 1982, p. 55. Cette occultation de la politique par le droit obéit bien sûr à des motivations politiques. Parmi les « notions » mises à la mode par la révolte des banlieues, la « discrimination positive ».

20 Et à d’autres lois relatives à l’histoire : Voir la pétition signée par 19 historiens et publiée dans Libération du 13 décembre 2005.

21 Michel Foucault, Il faut défendre la société, Op. Cit., p. 153.

22 Gérard Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Gallimard, 1996, p. 392.

23 Cf, à propos de l’époque coloniale en Algérie, la proposition faite par Claude Liauzu et Gilbert Meynier d’une « commission mixte d’historiens algériens et français » pour « assainir les relations franco-algériennes » (Sétif, la guerre des mémoires, Nouvel Observateur n° 2117 du 2 juin 2005). Ce qui est ainsi allégué, c’est que le savoir et la vérité appartiennent nécessairement « au registre de l’ordre et de la paix » (M. Foucault).

24 Edward W. Said, Culture et impérialisme, Paris, Fayard-Le Monde Diplomatique, 2000, p. 38.

25 H. Arendt, Op. Cit., p. 274.

le 05 janvier 2006
Khaled SATOUR
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