Avant-propos
Il
y a plusieurs raisons de revenir aujourd’hui sur le procès
de l’attentat perpétré le 26 août 1992 à
l’aéroport
d’Alger : des raisons de moyen, de motivation et d’opportunité.
Je passerai vite sur la première : le fait que nous ayons
pu avoir accès à l’arrêt rendu le 21 avril
1993 par la cour spéciale d’Alger et surtout à
l’arrêt de renvoi de la chambre de contrôle dont
nous publions la traduction(1)
: ils
sont les pièces sans lesquelles un examen de l’application
du droit n’aurait pu éclairer les pratiques judiciaires
et plus généralement de pouvoir inaugurées avec
l’interruption du processus électoral de décembre
1991, il y a 15 ans.
La seconde est en partie personnelle : pendant les années
passées à l’université d’Alger, en
tant qu’étudiant puis enseignant, j’ai souvent été
confronté au « commentaire d’arrêt »,
à ce savoir-faire méthodologique érigé
en instrument mythique d’observation du droit à l’œuvre,
du droit appliqué, du droit « dit »,
de la justice en action à travers l’élaboration
de la « jurisprudence ». C’était
le droit mis à l’épreuve de son accomplissement
dans la réalité, de par l’obligation faite au juge
de se confronter à la vie de tous les jours, en décortiquant
les « faits » établis par la « procédure »
pour en tirer les « problèmes juridiques »
qui lui étaient posés et leur trouver des « solutions ».
Une épreuve de la réalité imposée aux
règles d’un droit qui n’en finissait pas d’être
« en transition », hybride et pléthorique,
parfois incompréhensible. Dans ces années de paix civile
relative où le pouvoir imposait sa tyrannie avec une violence
encore mesurée, les pièces les plus rares étaient
les arrêts rendus en matière administrative dans lesquels
les juges entérinaient les « excès de pouvoir »,
« faits du prince » et autres « voies
de fait », à moins qu’ils ne s’enhardissent
à les sanctionner – et c’étaient forcément
les actes d’autorités subalternes – en pure perte,
donc sans prendre de risques : leurs décisions, ils le
savaient, étaient rarement exécutées. La
doxa
du champ universitaire
de l’époque affirmait avec assurance que le droit algérien
ne se détachait pas assez vite du droit français pour
mériter un regard qui dévoile ses spécificités :
c’était le prétexte trouvé à se délecter
des arrêts de la jurisprudence française, d’en plaquer
les raisonnements et les solutions sur les litiges soumis au juge
algérien. Le tout fait sous les auspices d’un positivisme
intemporel nourri à la normativité universelle.
Or, et c’est une autre raison de s’intéresser à
l’affaire de l’aéroport, c’est par le droit
répressif de la dernière décennie que se sont
manifestées l’autonomie et la spécificité
de l’ensemble du droit algérien. Il n’est plus dominé
par les thèmes de l’Etat providence, ou carrément
socialiste, qui semblaient lier son avenir aux avancées du
droit de l’administration. La répression et la violence
généralisée ont passé le relais au droit
répressif dont le moindre effet ne fut pas d’avoir relégué
les pratiques sociales et économiques de l’Etat dans l’ombre
propice aux arrangements et aux dilapidations. Le droit constitutionnel
lui-même, où se puise en théorie les fondements
du système tout entier, a dégringolé de sa hauteur :
la violence des pouvoirs s’est exercée à l’ombre
de ses principes, les a adaptés à ses objectifs.
Le droit d’ « exception » et les cours
spéciales ont clarifié, par la torture et les condamnations
à mort, les bases spécifiques de la théorie et
de la pratique juridiques et pourtant, on ne trouvera pas trace de
cette « avancée » dans l’enseignement
du droit et la recherche universitaire algériens. Que de commentaires
d’arrêts perdus! Bien sûr, le droit répressif
est la branche du droit où le juge est le moins inventif. Encadré
en théorie par des lois impératives lui imposant une
procédure stricte et le principe cardinal de légalité
des délits et des peines, il ne se livre pas au raisonnement
juridique qui fait l’attrait intellectuel des arrêts. Les
juridictions criminelles ne recourent pour trancher qu’à
la fameuse « intime conviction ». Il n’y
a pas en la matière d’autre jurisprudence que celle qui
se décline, au mieux, en politique criminelle, au pire, en
politique de la terreur (lorsque la « conviction »
du juge ne lui est plus dictée que par son allégeance).
Mais cette carence s’explique autrement : elle est la marque
que la recherche universitaire a pour fonction de produire un discours
qui, comme le discours judiciaire, s’inspire du discours juridique
du pouvoir et l’alimente. Les trois discours constituent la chaîne
par laquelle le droit s’élabore, s’applique et se
légitime en faisant vivre la fiction de la norme. Et lorsque
cette fiction devient difficile à soutenir, on l’élude
ou on en appelle à la diversion : lisez les articles écrits
en Algérie sur les juridictions pénales et les droits
fondamentaux, ils parlent des acquis de la révolution française
et des percées de la justice universelle !
La raison d’opportunité, enfin, est tirée de l’actualité
et permet de ne pas oublier cet autre discours qui complète
le consensus, celui des médias : le procès et l’exécution
de Saddam Hussein ont suscité une telle réprobation
de la presse algérienne, étayée par une si « lucide »
analyse de la parodie judiciaire américano-irakienne, que le
procès de 1993, exemple de tant d’autres organisés
en Algérie à la même époque, est l’occasion
toute trouvée de rappeler le temps où nombre de journalistes
s’enthousiasmaient pour les lynchages légalisés.
Introduction
L’affaire de l’aéroport d’Alger fut le premier
et le plus important procès intenté devant une cour
spéciale et faisant application d’une loi pénale
d’exception. En réalité, le droit, appuyé
sur la violence exercée contre les accusés, y fut instrumentalisé
à des fins politiques, participant à la construction
de la représentation dominante de la décennie 1990.
C’est ce que nous ferons ressortir par la présentation
critique des faits tels qu’ils ont été soumis au
jugement de la cour spéciale par l’arrêt de renvoi
de la chambre de contrôle, du déroulement de la procédure
et, à travers les chefs d’inculpation, du droit dont il
a été fait application (A, B, C).
Celui-ci, porté par le décret législatif n°
92/03 relatif à la lutte contre la subversion et le terrorisme,
sera le fondement juridique des mesures de grâce et d’amnistie
prononcées pas l’ordonnance n° 06/01 du 27 février
2006 portant mise en œuvre de la charte pour la paix et la réconciliation
nationale. Nous prolongerons donc notre analyse par quelques réflexions
sur la continuation de la logique du décret dans l’ordonnance
(D).
A.
Des faits construits pour incriminer la direction du FIS
Le 26 août 1992 à 10 heures 45 une bombe explosait dans
le hall central de l’aéroport Houari Boumediène
d’Alger faisant 9 morts et 128 blessés. A ce fait brut
et indiscutable, l’enquête et l’instruction associeront
d’autres pour juger 58 personnes. Ce seront les faits de l’affaire,
permettant de mesurer le rapport du procès au réel.
Ils posent le problème de la vérité puisque tout
procès est nécessairement vérification ou réfutation
de faits. Ces derniers se déclinent en dates, en lieux, en
noms propres et en actes. On les prouve : leur exactitude matérielle
doit être attestée. Dans les procès criminels,
les faits initiaux sont des actes et ils déclenchent l’ensemble
du processus. Ils sont donc donnés préalablement comme
matière à constatations. Encore faut-il pour cela qu’ils
puissent être qualifiés en infractions prévues
par la loi. Cette qualification, qui dispense de toute autre interprétation,
leur confère la seule vérité qui compte, celle
par laquelle ils sont rapportés à des catégories
légales. Voilà pourquoi il n’est pas possible de
s’intéresser aux faits d’un procès criminel
sans en référer au droit : d’emblée,
la seule vérité des faits qui compte est celle que commande
la loi répressive : faits constituant l’élément
matériel ou moral de l’infraction, actes commis par un
ou plusieurs auteurs avec ou non le concours de complicités.
D’autres faits, dont il faut établir l’exactitude,
sont en revanche interprétés : on doit établir
qu’ils attestent l’imputation des infractions aux accusés.
Tout cela tisse un faisceau plus ou moins complexe destiné
à produire une vérité d’ensemble qui ne
vaut, cependant, que par la vérité prouvée de
chacun des faits pris séparément. Mais, à tous
les niveaux, ce ne sont que vérités relatives :
le procès pénal est encadré dans ses fins et
dans ses moyens par son objet. En ce sens, il est confiné,
fermé sur des données limitées.
Dans l’affaire de l’aéroport, ce qui frappe c’est
l’amalgame qui a été opéré entre
deux sortes de faits superposés : les faits relatifs à
l’attentat lui-même dont les protagonistes directs sont
au nombre de sept, et les faits de subversion de l’ensemble de
la mouvance islamiste tels qu’ils ont été construits
en récit dans les années 1992-1993. On en a fait une
seule et même affaire en les regroupant dans l’arrêt
de renvoi de la chambre de contrôle de la cour spéciale
d’Alger, rendu le 21 avril 1993, même si ce sont deux arrêts
de jugement qui furent prononcés le 26 mai 1993 : le premier
a jugé les trente accusés alors en détention
et le seul qui ait comparu en liberté, et le second a condamné
à mort par contumace les 26 accusés en fuite. L’arrêt
de renvoi rapporte deux histoires entremêlées :
celle de l’organisation et de l’exécution de l’attentat
et celle de la structuration du mouvement islamiste armé. Elle
les rend indissociables : les auteurs de l’attentat faisaient
partie du mouvement armé et l’attentat n’était
lui-même que l’un des actes commis dans le cadre d’une
stratégie « terroriste » élaborée
à l’initiative des dirigeants du FIS. Bien entendu, ce
que nous avons dit de la nécessaire limitation de la scène
juridique ne s’oppose pas en principe à la prise en compte
des circonstances élargies de l’affaire, des influences
qui ont déterminé les actes incriminés et, plus
généralement, dans un procès en « terrorisme »,
du contexte politique. Mais, d’une part, il aurait fallu que
cet élargissement ne soit conçu que pour éclairer
les intentions des auteurs en termes de circonstances atténuantes
ou aggravantes des actes jugés et, d’autre part, que l’ouverture
aux circonstances intègre des faits ou actes matériels
justiciables des procédés de vérification/réfutation.
Il n’en est rien, les faits extérieurs à l’affaire
sont des événements, narrés dans une intrigue
élaborée qui lisse les faits pour les conformer à
une thèse.
1. Les faits
de l’attentat lui-même
Même si l’affaire est restée dans les mémoires
comme celle de l’attentat de l’aéroport d’Alger,
les accusés étaient poursuivis pour trois opérations simultanées
: celle de l’aéroport et les deux tentatives contre les
agences d’Air France et de Swissair. Si l’arrêt de
renvoi énonce explicitement cette triple incrimination, on
relève des omissions sur les principaux faits :
-Les attentats contre les deux agences sont tout simplement « oubliés ».
Les préparatifs et l’exécution de l’attentat
de l’aéroport, tels qu’ils ressortent des aveux des
accusés, les absorbent si exclusivement que, à aucun
moment, on ne les voit préparer simultanément ni même
évoquer les tentatives contre les agences d’Air France
et de Swissair. Tout, dans les motivations et les discussions prétendues
des accusés, les montre préoccupés par l’organisation
du seul attentat de l’aéroport. Lors des interrogatoires
menés par la police et des auditions faites par le juge d’instruction,
les tentatives menées contre les deux agences ne sont pas du
tout évoquées. L’instruction ne les concerne
pas. Les auteurs matériels de ces deux opérations
ne sont pas même mentionnés.
Du même coup, la programmation horaire, pourtant indispensable,
des trois explosions est passée sous silence. L’arrêt
n’en indique pas moins que l’appel anonyme adressé
à la police vers 10 heures 30 et attribué à Boulesbaa
aurait mentionné les trois engins explosifs. Sur ce point,
il semble que les informations communiquées aient varié.
Selon une relation des faits reprise par L. Aggoun et J-B. Rivoire,
« dans la matinée, un coup de téléphone
prévient les autorités qu’une bombe va exploser
dans le hall (de l’aéroport). Le commissariat central
d’Alger reçoit deux appels comparables annonçant
des attentats à Air France et Swissairi(2) ».
L’arrêt de renvoi affirme pourtant que les services de
police ont reçu un seul appel anonyme. Boulesbaa aurait téléphoné
une fois la bombe posée à l’aéroport, après
avoir raccompagné le poseur de bombe, Djaffar Zouaoui, à
Mohammedia, et avant de rejoindre Hocine Abderrahim à une mosquée
d’El Harrach.
-Aucun des auteurs matériels principaux des trois crimes n’est
identifié. Pour ce qui est des auteurs des attentats contre
les deux agences de voyage, ils disparaissent avec les actes correspondants.
Quant à l’attentat de l’aéroport, Djaffar
Zouaoui est désigné comme son auteur principal. Il se
serait rendu à l’aéroport avec Boulesbaa, aurait
placé l’engin explosif sous les sièges du hall
central puis aurait été ramené par son compagnon
à Mohammedia. Cette version ressort des aveux attribués
à Hocine Abderrahim et Boulesbaa. Le problème est que
Zouaoui n’a pas été arrêté et ne compte
pas parmi les personnes poursuivies. On en conclut que c’est
un fantôme, confondu avec Si Ahmed Mourad dit Djaffar El Afghani
dans un autre passage de l’arrêt de renvoi où on
peut lire que H. Abderrahim a demandé à Si Ahmed « de
prendre livraison de la bombe et de la déposer dans le hall
de l’aéroport »(3).
Zouaoui est aussi fictif que le dénommé Salah El Afghani,
présenté comme un pourvoyeur en explosifs et qui aurait
remis à Saïd Soussène une précédente
bombe déposée au siège de la télévision.
Saïd Soussène déclarera au procès :
« J’ai inventé ce nom. Salah El Afghani est
un personnage imaginaire et s’ils peuvent attraper une ombre,
alors c’est tant mieux pour eux(4) ».
- Il n’est nulle part question d’expertises réalisés
sur les engins explosifs. Dans le récit des préparatifs,
l’ordonnance révèle des informations sur la bombe
de l’aéroport : Guettaf l’aurait fabriquée
au domicile de Karim Fennouh « selon la technique qu’il
a apprise en Irak pendant la guerre du Golfe » et Boulesbaa
l’a transportée à l’aéroport. Hocine
Abderrahim avait auparavant fait l’acquisition de 5 kg de plastic
auprès d’un « certain Omar, chef du bureau
exécutif du FIS dans la commune de Sidi M’hamed »,
son frère Ahmed s’était fait remettre 15 kg de
TNT par Azzeddine Baâ et Guettaf le chlorure de potassium et
l’oxygène à 120°. Mais point de rapport d’expertises,
pas d’analyse sur les lieux ni d’informations techniques
sur les destructions occasionnés. Aucune enquête n’a
été faite pour obtenir d’éventuels témoignages
sur l’attentat principal : un poseur de bombe fantomatique
a déposé une bombe dont rien n’est spécifié,
à l’insu de tout témoin, par exemple un employé
de l’aéroport, qu’on a d’ailleurs pris soin
de ne pas rechercher. Les faits n’ont été soumis
à aucune procédure de vérification qui fassent
remonter des engins et de ceux qui les ont déposés aux
co-auteurs des attentats pour établir le degré exact
de leur participation au crime.
En revanche, les éléments surabondent à propos
des responsabilités dans l’instigation et la préparation
du seul attentat de l’aéroport. Ils manquent de rigueur
et ne peuvent être résumés qu’une fois démêlées
de multiples confusions. Et encore, ils donnent lieu à deux
versions juxtaposées : l’une insiste sur les responsabilités
de Soussène, l’autre met l’opération au compte
des initiatives de Hocine Abderrahim. Dans la première, Soussène
a la prééminence sur Hocine Abderrahim(5).
Mêlé aux projets d’organisation du mouvement armé
dès l’interruption du processus électoral en janvier
1992, il est impliqué dans plusieurs opérations avant
d’être blessé le 5 août 1992 par la police
à Hydra, à proximité du « domicile
d’un haut responsable des services de sécurité ».
Ayant pu prendre la fuite, il se cache à Baba Hassen, puis,
à une date indéterminée, décide avec Djaffar
El Afghani(6)
d’organiser un attentat contre la tour de contrôle de l’aéroport
Houari Boumediène. Mais à peine a-t-il pu associer Hocine
Abderrahim qu’il est arrêté le 18 août. Le
projet est alors ajourné jusqu’à ce que Abderrahim
le reprenne.
Dans la seconde version, Hocine Abderrahim est au cours du premier
semestre 1992 « l’organisateur principal des opérations
dans la région Centre » et « le trait
d’union entre les chefs terroristes ». Au cours d’une
réunion tenue au domicile de Mohamed Rouabhi en mai 1992, il
a rejeté une proposition faite par un complice exerçant
comme mécanicien à l’aéroport de mettre
le feu à un avion d’Air Algérie. Et en juin 1992,
Abderrahim est présent à une rencontre tenue à
Bouzrina en présence de Soussène, au cours de laquelle
la tour de contrôle a été désignée
comme cible(7).
Dans cette présentation des faits, le projet remonte à
mai dans sa première ébauche et il est retenu en juin
sur décision de Abderrahim prise avec l’accord de Soussène.
Une dernière réunion se tient 15 jours avant l’attentat,
sans Soussène, blessé entre-temps. Abderrahim, Boulesbaa
et Guettaf sont présents. Hocine Abderrahim y « déclare
que l’opération contre l’aéroport portera
un coup à la réputation internationale de l’Algérie ».
Les tâches sont réparties pour l’acquisition des
explosifs. C’est alors que Hocine Abderrahim consulte Rachid
Hachaichi, commandant de bord d’Air Algérie, qui lui déconseille
de cibler la tour de contrôle, trop étroitement gardée,
et le convainc de viser le hall central des lignes étrangères
à une heure d’affluence, c’est-à-dire entre
10 et 11 heures.
Abderrahim donnera ses ultimes instructions le 25 août :
la bombe préparée par Guettaf est remise le matin du
26 août à Boulesbaa qui se rend à l’aéroport
en compagnie de Djaffar Zouaoui. Ce dernier la déposera sous
un siège du hall central, puis Boulesbaa raccompagnera Djaffar
Zouaoui à Mohammedia avant de téléphoner aux
services de police de l’aéroport pour les prévenir
quelques instants avant l’heure de l’explosion.
Ainsi peuvent être résumés les faits rapportés
par l’ordonnance de renvoi avec quelques autres contradictions
de détail qu’il n’ y a pas lieu de relever. Résumé
fastidieux mais édifiant sur les éléments de
l’enquête et de l’instruction. Il est remarquable
en effet que les faits rapportés sont imprécis, souvent
non datés, par conséquent non vérifiés,
parfois incompatibles les uns avec les autres.
Aux points aveugles de l’enquête et de l’instruction
déjà présentés, il faut ajouter des contradictions
résultant de la relation médiatique du procès :
- Contrairement à ce qui a été rapporté
des débats, l’arrêt de renvoi ne mentionne pas la
présence de Soussène à l’aéroport
le matin de l’attentat. Selon un compte-rendu de l’affaire
répercuté par la presse, l’accusation se serait
contredite en affirmant que, en dépit de son arrestation le
18 août, c’est-à-dire 8 jours avant l’opération,
il se trouvait sur les lieux de l’attentat. C’est ce qui
avait conduit Le Canard Enchaîné a ironiser sur « l’attentat
à distance ». En réalité, l’arrêt
de renvoi n’affirme rien de tel, rapportant son arrestation avant
l’attentat(8).
- De même, les comptes-rendus de la presse algérienne(9)
mentionnent que, au procès, le président de la cour
spéciale a retenu le 6 octobre 1992 comme date d’arrestation
de Hocine Abderrahim en se fondant sur un PV de police, c’est-à-dire
deux jours avant qu’il ne soit présenté le 8 au
juge d’instruction, l’intéressé soutenant
qu’il avait été arrêté le 6 septembre(10).
L’arrêt de renvoi ne précise pas la date de l’arrestation
mais laisse entendre qu’elle a suivi de près sa fuite
de Tamezguida dans la nuit du 31 août au 1e septembre, après
l’interruption par les forces de sécurité d’une
réunion tenue par les chefs des maquis islamistes(11).
Que faut-il conclure de cette présentation des faits ?
Et d’abord, avons-nous de la sorte les éléments
de fait les plus indispensables ? L’auteur principal de
l’attentat de l’aéroport n’est qu’un nom,
les attentats contre Air France et Swissair ne semblent intéresser
personne et leurs auteurs ne sont pas mentionnés. Et comme
les faits d’un procès sont seuls susceptibles de fonder
sa vérité, il n’y avait aucune vérité
à attendre de celui-ci. On sent que ce qui a primé sur
les faits eux-mêmes, c’est leur rattachement à un
ensemble d’événements imbriqués dans une
trame politique. L’attentat et le procès n’ont de
sens que dans une stratégie qui produit les événements
et le sens qu’il faut leur attribuer pour ouvrir à l’action
du pouvoir des « champs de possible ». Et, à
cet effet, les faits relatifs à la mouvance islamiste, artificiellement
raccrochés à l’affaire, sont les plus importants.
2. Les
faits relatifs aux groupes armés d’obédience islamiste
Si le procès de l’affaire fut à la fois celui des
prétendus auteurs de l’attentat et celui de l’ensemble
des dirigeants et cadres du FIS alors en fuite, c’est parce qu’il
devait être l’occasion d’élaborer le récit
officiel de la guerre sanglante de la décennie. D’une
part en effet, les principaux auteurs étaient des membres du
parti et d’autre part l’attentat était présenté
comme l’une des opérations menées par une organisation
armée unissant l’ensemble des activistes du FIS sous l’impulsion
de ses politiques(12).
Il faut dire que l’affaire de l’aéroport s’est
produite moins d’un mois après l’assassinat de Mohamed
Boudiaf, que des signes d’agitation semblaient se faire jour
au sommet de la hiérarchie militaire alors que le FIS cherchait
plutôt l’apaisement(13).
Il fallait une action spectaculaire qui discrédite les islamistes
et justifie un regain de répression s’appuyant en particulier
sur une législation antiterroriste.
De ce point de vue, l’attentat de l’aéroport fut
l’occasion d’imposer un véritable paradigme de l’affrontement,
une grille de lecture qui ne s’est plus démentie dans
les comptes-rendus et commentaires des autorités et de la presse,
qu’elle soit d’Etat ou « indépendante ».
C’est ainsi que le 26 août 2002, le Quotidien d’Oran,
dix ans après les faits, affirmait sous la signature de Mounir
B. que l’attentat avait été pour l’Algérie
« une date charnière du terrorisme »
comparable à ce que devait être « pour la
communauté internationale le 11 septembre 2001 ».
L’article rappelait que « le réseau Abderrahim,
du nom du cerveau de l’attentat de l’aéroport, avait
un lien direct avec la direction politique de Abassi Madani ».
On s’écarte de ce fait de l’exigence de rapporter
des faits précis et datés, suffisamment attestés
pour faire foi. C’est une narration chaotique qui est faite d’une
succession d’événements accompagnant et justifiant
une stratégie de pouvoir. Il faut s’extraire de l’affaire
jugée en 1993 pour en comprendre les enjeux.
Dans l’arrêt de renvoi, le fait essentiel rapporté
pour étayer cette thèse est une réunion tenue
à Zbarbar « durant le ramadan de 1992 »
et regroupant les principaux chefs militaires (Abdelkader Chebouti,
Mansouri Meliani et Saïd Makhloufi) en présence de cadres
du FIS (Abdennacer El Eulmi(14),
Abdelkader Bennouis et Hocine Moutadjer) et de l’indispensable
Hocine Abderrahim. Cette réunion aurait unifié les rangs
des activistes du mouvement, désignant Chebouti au poste d’émir
national, secondé par Meliani et Makhloufi, et attribuant des
responsabilités aux civils (El Eulmi, Moutadjer, Bennouis,
Kamreddine Kharbane(15)).
Abderrahim, désigné à la tête de la région
« Centre », devait commander « dans
chaque commune … une cellule composée de 10 à 20
membres, les chefs de cellule communiquant par l’intermédiaire
de Soussène et Ressaf ». Même le groupe dirigé
par Moh Léveilley(16),
ébauche de ce qui deviendra le GIA, est annexé à
cet organigramme avec pour mission « l’assassinat
des agents des forces de sécurité ».
Cette réunion aurait constitué un moment décisif
d’unité, au cours duquel plusieurs opérations,
dont l’attentat de l’aéroport, furent menées.
Quant à l’organisation qui en aurait résulté,
quelle en est la dénomination et l’obédience politique ?
Dans un contexte où la différenciation entre Mouvement
islamique armé (MIA), Mouvement pour l’Etat islamique
(MEI) et Groupe islamique armé (GIA) – mais aussi en perspective :
Armée islamique du salut (AIS)– deviendra un enjeu capital
dans la représentation du conflit, en particulier pour impliquer
le FIS dans les attentats et les exactions, la réponse est
loin d’être acquise historiquement. Elle n’est fournie
que par un discours élaboré par les services de sécurité
que ne contredisent que quelques témoignages crédibles
d’acteurs. En fait, les données concernant les groupes
armés et leur action tout au long des années 1990 ont
été trop « travaillées »
par la désinformation du pouvoir pour être crédibles.
Dans la lignée du récit proposé par l’arrêt
de renvoi, le pouvoir a eu ces dernières années toute
latitude de perfectionner et lisser sa version des faits. On en trouve
une synthèse parfaite dans une série d’articles
parus dans Le Matin en 1999 sous la signature de Nazim Khadra(17) :
La thèse centrale en est que le FIS a toujours eu la haute
main sur les groupes armés. Dès le congrès de
Batna de juillet 1991, nous dit ce « journaliste »,
le parti avait mis en place « une cellule de crise »
et certains de ses dirigeants, dont Ikhlef Cherati(18),
étaient dans la clandestinité et en relation avec Chebouti,
Makhloufi et Meliani. Une organisation armée était alors
déjà structurée. On l’a appelée MIA
du seul fait de la filiation de ses principaux chefs avec l’organisation
de Bouyali. Meliani, sollicité à cette date par les
« Afghans », s’en détache du fait
de l’attentisme de Chebouti qui privilégie la voie légaliste.
Il créera son propre groupe qui ne prendra la dénomination
de GIA qu’en octobre 1992, c’est-à-dire après
son arrestation. Au lendemain de l’interruption du processus
électoral, Chebouti a les mains libres pour créer avec
Makhloufi le MEI et regrouper tous les activistes sous l’égide
du FIS. Il y parvient en effet au cours de réunions tenues
en mars-avril 1992 à Zbarbar qui recoupent les rencontres de
« ramadan 1992 » évoquées par
l’arrêt de renvoi(19).
L’auteur de l’article reprend l’organigramme mentionné
par l’arrêt et en conclut que « l’ex-FIS
dispose alors d’une organisation très structurée
et hiérarchisée » : le MEI est alors
« le FIS en armes », c’est-à-dire
un dépassement du MIA initial qui a incorporé le GIA
naissant et l’ensemble des groupes autonomes. Il restait des
problèmes politiques à aplanir et ils devaient être
à l’ordre du jour de la rencontre de Tamezguida le 31
août 1992, mais l’intervention des forces de l’ordre
l’a interrompue et introduit dans les esprits une suspicion qui
devait conduire Abdelhak Layada(20),
représentant Meliani arrêté en juillet, à
séparer à nouveau le GIA du MEI.
Mais, selon l’auteur, il n’en demeure pas moins que, d’une
part, le GIA est bien né dans le giron du FIS et que, d’autre
part, l’AIS, bras armé reconnu du FIS, ne serait à
partir de l’été 1993 que le MEI rebaptisé.
Avant l’annonce de la création de l’AIS en juin 1994,
le FIS et le MEI auraient tout fait pour réintégrer
le GIA en y faisant adhérer des politiques comme Mohamed Saïd(21)
et Abderrezzak Redjam(22)
ou des militaires comme Makhloufi. Mohammed Samraoui a fourni plusieurs
éléments contestant cette thèse et donc celle
de l’accusation. Pour lui, le MIA de Chebouti a été
dès l’origine à la solde des services(23)
et Makhloufi, qui s’en est détaché, a créé
le MEI, qui était contrôlé également à
son insu par les services(24).
Mais le seul intérêt de la version de Nazim Khadra est
qu’elle synthétise les invariants du récit élaboré
par les services de sécurité même si, à
partir de 1994, la presse a appuyé ses démonstrations
de l’implication du FIS sur la genèse du GIA, principal
agent de la violence. En 1993, on n’est pas surpris que l’ordonnance
de renvoi vise le MEI et mentionne Abderrahim comme membre de cette
organisation, même si par ailleurs elle évoque aussi
l’expression « mouvement islamique armé »
qui semble plus généralement qualifier l’ensemble
de la branche armée du FIS. Quant au GIA, il n’est pas
même mentionné(25).
Résumons : A toutes les phases de la décennie 1990,
par delà la succession des sigles, il fallait incriminer le
FIS dans tous les actes de terrorisme et, en 1992-1993, cette
incrimination se faisait par le truchement du MEI.
B.
Une procédure dévoyée par la torture
Au regard de cet enchevêtrement des faits de l’affaire,
l’enquête et l’instruction ne permettent pas de se
prononcer sur le champ exact des infractions poursuivies. C’est
ce qui a fait dire à des commentateurs que ce sont plusieurs
affaires qui ont été jugées en une seule. Selon
la loi, le juge d’instruction est saisi par le ministère
public pour des faits déterminés (saisie in rem)
et il faut que le procureur général (dans le cas des
cours spéciales) prenne un réquisitoire supplétif
pour que d’autres faits soient joints au dossier (art. 67 CPP).
On doit considérer que la chambre de contrôle de la cour
spéciale a en revanche la possibilité de s’autosaisir
de faits nouveaux au même titre que la chambre d’accusation
(art. 187). Il ne fait pas de doute cependant que, à tous les
stades de la procédure, les magistrats n’ont fait qu’entériner
la version ficelée jusqu’aux détails par les services
de sécurité.
Ce point de procédure rejaillit sur le fond de l’affaire
car il renvoie au problème des infractions connexes définies
par l’article 188 CPP. L’application du décret législatif
n° 92/03 relatif à la lutte contre le terrorisme, si elle
atténue l’acuité de la question en criminalisant
en bloc les organisations qualifiées de terroristes, ne délie
pas en principe les juridictions de toute justification sur le champ
des infractions poursuivies. Mais la démonstration que le pouvoir
a voulu faire d’une entreprise terroriste coordonnée et
structurée sous l’égide du FIS a commandé
la procédure. Aussi, ce sont de strictes considérations
d’opportunité politique (et plus exactement des impératifs
policiers) qui ont présidé au montage de l’instruction :
non seulement l’attentat de l’aéroport a été
mis en avant, au détriment des attentats contre les deux agences
de voyage, mais la chambre de contrôle a joint d’autres
actes(26)
étrangers à l’affaire pour étayer la thèse
de l’entreprise terroriste. De plus, pouvait-on considérer
que l’affaire avait été mise en état, alors
que l’identité des auteurs principaux n’avait pas
été établie ?
Surtout, durant l’ensemble de la procédure précédant
la phase de jugement, les accusés ont été continuellement
torturés . C’est ce qui explique que les faits aient
été exclusivement établis à partir des
aveux qui leur ont été arrachés. Les principaux
accusés en ont informé le juge d’instruction devant
qui ils se sont rétractés et n’ont pas cessé
de le clamer devant la cour. En vain. Quelle que soit la rigueur du
décret n° 92/03 du 30 septembre 1992 relatif à la
lutte antiterroriste en vertu duquel l’affaire a été
jugée, ce ne sont pas ses dispositions d’exception qui
sont en cause.
On a pu observer, à propos des législations antiterroristes
en général, qu’elles aggravaient la condition des
personnes poursuivies par leurs dispositions procédurales.
Si l’on considère le procès criminel, on observe
en effet que le droit pénal au sens strict s’applique
par une simple opération intellectuelle comparable au jugement
déterminant kantien : il s’agit de rapporter des
actes commis à des catégories d’agissements décrits
et punis par la loi pour en déduire la peine éventuellement
prescrite à l’encontre de leurs auteurs. Le reste, c’est-à-dire
le plus épineux, est affaire de procédure. Celle-ci,
balançant entre l’exigence de punir et la nécessité
de protéger les prévenus de l’arbitraire de toute
une série d’opérations exercés par la force
(détention, perquisitions, interrogatoires), constitue l’enjeu
politique essentiel de la loi. Les législations antiterroristes
rompent toujours cet équilibre délicat au profit des
appareils répressifs.
Dans le cas du procès de l’aéroport, ce n’est
cependant pas le droit d’exception qui explique les exactions.
Certes, les règles édictées par le chapitre 3
du décret n° 92/03 amoindrissent les garanties reconnues
aux accusés : les articles 45 et 47 du code de procédure
pénale (CPP) relatives à la perquisition sont écartés
par l’article 21 du décret et celle-ci devient possible
jour et nuit ; la durée légale de garde à
vue, limitée à deux fois 48 heures par l’article
65 CPP est portée à 12 jours par l’article 22 ;
l’article 19 confère aux officiers de police judiciaire
une compétence étendue à l’ensemble du territoire
national ; l’instruction doit être bouclée
en trois mois (art. 26).
Mais dans cette affaire, l’enquête et l’instruction
ont été menées pour l’essentiel avant la
promulgation du décret législatif et le traitement réservé
aux accusés relève d’un pur et simple non-droit.
La torture, proscrite par la constitution(27),
s’est exercée sans limite, puisqu’en fait de garde
à vue, les accusés ont été tenus au secret
pendant plusieurs semaines(28).
Or, en vertu du code de procédure pénal, toute personne
qui aura été détenue pendant plus de 48 heures
sans être interrogée par le magistrat instructeur est
considérée comme arbitrairement détenu (art.
113)(29).
Les agents de l’Etat en charge de l’enquête étaient
justiciables des articles 107 et suivants du code pénal (CP)
réprimant les « attentats à la liberté »
par tout fonctionnaire en général et le procureur de
la République aurait dû déclencher des poursuites
à leur encontre en vertu de l’article 577 CPP. La présomption
d’innocence a été foulée au pied par la
diffusion des aveux des quatre principaux accusés à
la télévision. Même si le décret exécutif
ne précise pas si les pouvoirs de contrôle dévolus
normalement à la chambre d’accusation sont exercés
par la chambre de contrôle des cours spéciales, on doit
supposer que celle-ci devait pouvoir exercer les prérogatives
définies par les articles 206 et suivants CPP en matière
de « contrôle de l’activité des officiers
de police judiciaire » et au besoin s’autosaisir « des
manquements relevés à la charge des officiers de police
judiciaire dans l’exercice de leurs fonctions » (art.
207). Il est vrai que l’alinéa 2 de l’article 207
soumet ce contrôle à l’avis du procureur militaire
de la république en « ce qui concerne les officiers
de police judiciaire de la sécurité militaire ».
Or, ce sont les agents de la sécurité militaire qui
ont supervisé « l’enquête »
et les exactions commises. D’ailleurs, l’ensemble des officiers
de police judiciaire, rattachés en droit à la sûreté
nationale et à la gendarmerie, obéissaient en fait au
DRS.
Il y avait enfin sans aucun doute, si le droit en vigueur s’était
appliqué, matière à frapper la procédure
de nullité car ses « dispositions substantielles »
avaient été violées (articles 157 à 160
CPP). Le juge d’instruction (à défaut d’une
initiative du procureur), à qui de nombreux accusés
ont déclaré qu’ils avaient subis des actes de torture,
disposait du pouvoir de saisir la chambre de contrôle à
cette fin (art. 158 et 159 CPP).et la chambre de contrôle elle-même
avait le devoir « d’examiner la régularité
de la procédure » et d’en prononcer la nullité
en totalité ou en partie (art. 191 CPP).
Mais le procès de l’aéroport, de même que
tous les autres intentés aux « terroristes »,
nous mettent face à une réalité dans laquelle
il est vain de pointer des carences institutionnelles : en incriminant
par exemple des dysfonctionnements, la soumission de la justice au
pouvoir exécutif ou la carence de tel ou tel autre acteur (le
procureur, le juge d’instruction ou le président de la
cour). Car, dans cette affaire, la procédure a obéi
à cette vérité unique : la pleine disposition
des corps des accusés entre les mains d’un pouvoir maîtrisant
les appareils, en dehors de toute règle, le contrôle
de l’être humain ramené à la « vie
nue » selon l’expression de Giorgio Agamben. Les hommes
qu’on a vu faire des aveux télévisuels portaient
les stigmates des violences qu’ils avaient subies. Au lieu d’une
phase procédurale destinée à mettre l’affaire
en état en vue de la faire juger, on a, avec l’enquête
de police, une mise en scène de l’issue inévitable
du procès : des hommes affirmant leur culpabilité
et dont le supplice, avec pour fin annoncée la mort, a déjà
commencé. Dans ce contexte, il n’y a pas de procédure
criminelle ordinaire servant de référence pour identifier
des procédures d’exception ni de procédures d’exception
dérogeant à des règles ordinaires. Il y a le
libre pouvoir permanent de procéder à même la
vie, à même la mort, de faire des pires supplices non
seulement des truchements mais des fins d’anéantissement :
l’un des accusés, Mansouri Meliani, n’a-t-il pas
été torturé sans relâche après sa
condamnation à mort, jusqu’à l’exécution ?
C.
L’application d’un droit fondé sur la responsabilité
et la peine collectives
Un acte déterminé, l’attentat de l’aéroport,
a été imbriqué dans une série d’actions
décrites sans précision de dates et sans même
aucune certitude sur leur réalité. On a ainsi pu confondre
les infractions et mêler les auteurs directs à un ensemble
d’accusés très nombreux qui n’ont aucun rapport
établi à l’attentat. Pour cette raison, on a du
mal à déterminer le motif des incriminations de chacun
des accusés.
La principale cause en est la mise en œuvre du décret
législatif n° 92/03. Celui-ci donne dans son article 1e
une définition de « l’acte subversif ou terroriste »
comme constitué par « toute infraction »
réprimée par le code pénal dès lors qu’elle
vise « la sûreté de l’Etat, l’intégrité
du territoire, la stabilité et le fonctionnement normal des
institutions » par « toute action »
ayant différents objets énumérés (Semer
l’effroi, porter atteinte aux biens et aux personnes, entraver
la circulation, porter atteinte aux moyens de communication, faire
obstacle à l’action des autorités, au fonctionnement
des institutions, etc.). La finalité requalifie toute infraction
en acte terroriste. Celui-ci ne se définit donc en tant que
tel que par la mutation de l’élément intentionnel qui
comporte le mobile direct de l’infraction matériellement
considérée doublé du but terroriste de l’action
. Il y a une articulation imprécise d’infractions,
d’actions ayant des objets divers et de buts
visés. La référence aux infractions semble maintenir
la détermination légale des actes punissables, la notion
d’action s’élargit à tous les objets d’infraction
et l’intention ramène le tout à l’atteinte
à la sûreté de l’Etat, à l’intégrité
territoriale et au fonctionnement des institutions. Cet élément
intentionnel assemble plusieurs catégories d’infractions
différentes par leur objet. La distinction objective
entre infractions de droit commun et infractions de droit politique,
par exemple, disparaît et c’est un critère subjectif
fondé sur le mobile qui est généralisé.
La subjectivation du droit est accentuée par les articles 3
et 4 du décret législatif qui, énonçant
de nouvelles infractions, punissent « quiconque créé,
fonde, organise ou dirige toute association, corps, groupe ou organisation
dont le but ou les activités tombent sous le coup »
de l’article 1e, ainsi que quiconque y adhère ou y participe.
L’élément matériel de l’infraction
n’est plus prépondérant : des organisations
de tous ordres pouvant être qualifiées de terroristes,
la simple appartenance à ces groupes, la participation à
leurs activités (même légales), devient un crime.
Telle est la logique de la législation antiterroriste :
elle part d’infractions matériellement déterminées,
elles les réunit dans leurs divers objets par un critère
intentionnel commun pour qu’enfin, par l’entremise de la
notion d’organisation, les infractions puissent se définir
par leurs auteurs.
Ainsi construit, le droit est inspiré d’une approche stratégique
dont il dissimule les mobiles en en renversant purement et simplement
les termes : celle-ci commence par désigner des organisations
comme ennemies, puis elle les présente, avec l’appui du
discours médiatique, comme terroristes, pour enfin édicter
les mesures destinées à conjurer leur menace. Le concours
de la loi est certes requis mais pas au sens habituel du principe
de légalité pénale. Il ne s’agit pas de
savoir si un acte présente certains caractères préalablement
fixés par la loi, mais de savoir quelles dispositions celle-ci
doit renfermer pour que tout acte de telle organisation devienne une
infraction. Et l’objectif peut-être atteint, y compris
dans le respect du principe de non rétroactivité de
la loi pénale. Il se trouve que, en plus, dans l’affaire
de l’aéroport, le décret législatif (qui
n’est déjà pas une loi) a été appliqué
rétroactivement. Produit d’une représentation dominante
du conflit, le droit cristallisera définitivement la figure
préparée de l’affrontement : il y a eu, tout au
long des années 1990, une double dialectique de la construction
de l’ennemi par le droit et du criminel par le discours.
On peut analyser le fonctionnement de la loi antiterroriste à
partir de sa mise en œuvre dans l’affaire de l’aéroport.
En premier lieu, le décret 92/03 conduit à atténuer
les distinctions entre auteur matériel et auteur intellectuel
de l’infraction, et entre coauteur et complice. Elles ressortent
bien de la narration des faits mais n’emportent pas de pleines
conséquences quant à la mesure de la responsabilité
de chacun. Le principe de la personnalisation de l’infraction,
et partant de la peine, voit ses effets atténués dans
la proportion même où l’infraction matérielle
cède le pas à une subjectivation collective et organique
du droit.
Ensuite, la responsabilité de droit commun pour appartenance
à un groupe ou participation à un fait collectif n’aurait
pu, à elle seule, rendre compte de la criminalité collective
qu’on veut attacher au terrorisme. L’association de malfaiteurs
est invoquée contre les accusés mais, ne concernant
que l’atteinte « aux personnes et aux propriétés »
(art. 176 CP), elle est par trop restrictive. Il est aussi fait référence
au complot mais, en vertu de l’article 78 CP, il ne s’applique
qu’à l’attentat défini par l’article
77, acte individualisé et rapporté à « l’exécution
ou la tentative » et, en vertu de l’article 85, il
ne concerne que l’attentat visant à « porter
le massacre et la dévastation dans une ou plusieurs communes »(art.
84), n’impliquant pas forcément un projet de dimension
nationale. L’article 80 lui-même, qui réprime le
fait de « lever des troupes armées »
et d’ « enrôler des soldats »,
n’aurait pu répondre aux exigences de la lutte antiterroriste :
introduit par une ordonnance de 1975, il se destinait à dissuader
les putschistes de l’armée. L’ensemble de ces phénomènes
de criminalité organisée n’est visé par
l’arrêt de la chambre de contrôle que pour diversifier
la matérialité des actes poursuivis, le décret
n° 92/03 étant là pour en requalifier les éléments
intentionnels et élargir la référence à
une criminalité organisée.
Plus important est le mécanisme par lequel les incriminations
ne coïncident pas rigoureusement avec les faits matériels
imputés. Parmi les accusés, dix sont impliqués
directement dans l’opération, dont sept ont comparu (Abderrahim,
Soussène, Hachaichi, Boulesbaa, Aimat, Fennouh, Rouabhi). Mais
le rapport lu devant la chambre de contrôle a retenu des charges
communes contre 45 accusés. Parmi ces charges, certaines se
rapportent à l’attentat lui-même : acte visant
à porter le massacre et la dévastation (art. 84 CP),
destruction par mine ou tout autre substance explosive de différentes
installations publiques, dont des édifices portuaires ou aéroportuaires,
ayant causé la mort (art. 401 et 403). D’autres sont l’énumération
d’infractions liées à l’appartenance à
un groupe ou la participation à un fait collectif : port
d’armes contre l’Algérie (art. 61), actes susceptibles
de nuire à la défense nationale (art. 73 et 74), excitation
des citoyens à s’armer contre l’Etat (art. 77), levée
de troupes armées (art. 80). La réunion de ces deux
séries d’incriminations permet d’impliquer les auteurs
prétendus de l’attentat dans les activités attribuées
à des groupes et d’impliquer la totalité d’une
mouvance plus ou moins organisée dans l’attentat. L’article
1e du décret législatif n° 92/03 permet un tel amalgame
du fait même de son parti pris d’imprécision :
l’acte terroriste de l’article 1e est défini de telle
sorte qu’il suppose une organisation et l’organisation terroriste
de l’article 3 est définie par la commission d’actes
terroristes. Ce qui favorise un raisonnement circulaire : les
auteurs de l’attentat sont des membres du groupe et les membres
du groupe sont des auteurs de l’attentat. La narration par la
chambre de contrôle des réunions tenues entre les auteurs
directs de l’attentat et les chefs militaires et politiques de
la mouvance islamiste n’était pas gratuite : l’attentat
devient inséparable d’une entreprise terroriste
au double sens matériel et organique de l’expression.
Bien entendu, la chambre d’accusation a ensuite introduit des
distinctions : ainsi elle a voulu réserver aux auteurs
directs de l’attentat une accusation d’homicide volontaire
avec préméditation et guet-apens (art. 254 à
257) que la cour spéciale n’a d’ailleurs pas retenue.
Celle-ci a finalement déclaré 22 des 32 accusés
qui ont comparu devant elle coupables des infractions supposant l’action
de groupe et réservé, parmi eux, à 6 accusés
la culpabilité dans l’attentat en vertu des articles 84,
401 et 403. Mais l’amalgame initial, maintenu jusqu’au bout
de l’instruction, aura produit des effets irrévocables.
Il aura permis de poursuivre l’ensemble des accusés dans
une seule et même procédure(30)
sans avoir à justifier de la connexion des infractions commises,
et de les condamner selon l’échelle aggravée des
peines prévues pour les actes terroristes(31)
(la cour prononcera dans cette affaire 41 peines de mort(32)).
Mais il nous faut maintenant aborder l’essentiel : l’importance
du décret n° 92/03 n’est pas tant juridique que politique.
Si la définition de l’acte terroriste et celle de l’organisation
terroriste se nourrissent l’une de l’autre alors même
qu’aucune des deux n’a de substance spécifique, c’est
parce que leur interprétation adéquate dépasse
le juge. Elles sont le moyen par lequel le pouvoir désigne
un ennemi. Dans ce sens, le procès de l’aéroport
a permis de configurer une confrontation, de définir les protagonistes
d’une guerre. De tous ceux qui ont été intentés
en application du décret 92/03, il est le seul qui ait visé
la mouvance islamiste dans son ensemble, impliquant en particulier
l’ensemble de ses dirigeants en fuite. L’ennemi était
dès lors converti en criminel. D’une façon générale,
dès 1994, après une trentaine d’exécutions
de condamnés à mort, un moratoire sur les exécutions
a été appliqué et l’année suivante,
les cours spéciales ont été dissoutes. Mais l’esprit
de la législation antiterroriste a survécu et s’est
alors affirmé de plus belle. Ceux qu’elle avait définis
comme terroristes pouvaient être livrés à l’arbitraire
des services de sécurité qui, simultanément,
se "subrogeaient" à eux pour commettre à
grande échelle les pires actes qui leur étaient attribués.
Dans la forme, le décret 92/03 avait rempli son office. Il
devait reprendre du service à l’occasion du processus
ouvert en 2005 par la charte « pour la paix et la réconciliation »,
montrant la continuité de la logique qui l’avait inspiré.
D.
Du décret législatif n° 92/03 à l’ordonnance
n° 06/01,
ou la continuité d’une logique
Dans la mesure où la charte « pour la paix et la
réconciliation » de septembre 2005 devait mobiliser
le droit pour clore la « tragédie nationale »,
elle ne pouvait que renouer le fil de la législation d’exception.
Ainsi, l’ordonnance n° 06/01 du 27 février 2006 portant
mise en œuvre de la charte énonce-t-elle dans son article
2 que les dispositions prises pour consolider la paix « sont
applicables aux personnes qui ont commis ou ont été
les complices d’un ou de plusieurs faits prévus et punis »
par les articles 87 bis à 87 bis 10 du code pénal. Or,
sous ces articles, se déguisent les articles 1 à 10
du décret 92/02 intégrés au code pénal
par une ordonnance du 25 février 1995. Les mesures d’amnistie
(mais aussi de grâce) prises par l’ordonnance 06/01 ne
concernent donc que les actes de terrorisme. L’article 4 précise
que « l’action publique est éteinte à
l’égard de toute personne qui a commis » un
ou plusieurs de ces actes. Cela confirme que les seuls crimes commis
pendant la décennie sont les actes terroristes, dont les auteurs
sont, en vertu de la subjectivation de ces infractions que nous avons
constatée, « les terroristes », selon
le raisonnement circulaire imposé par le décret 92/03.
On remarquera d’ailleurs que la rédaction de l’article
2 de l’ordonnance pousse la précaution de la formule à
l’excès : l’action publique est éteinte
pour « les personnes » qui ont commis ces actes.
On a sans doute craint qu’une formulation rapportant l’action
publique aux actes eux-mêmes ne soient trop extensive, ne donne
à penser, par quelque subtile déduction, que certains
actes terroristes auraient des auteurs non identifiés et donc
non poursuivis. Or, c’est bien la commission de l’infraction
qui commande, sous certaines conditions, l’action publique. On
parle généralement de « déclenchement
ou d’extinction de l’action publique pour telle infraction ».
L’ordonnance a voulu éviter de recourir explicitement
à la notion d’amnistie dont l’une des modalités,
l’amnistie mixte, correspond exactement à ses énoncés :
elle prend en compte des éléments tenant aux faits et
aux personnes. En fait, la précaution était inutile :
les actes terroristes sont l’oeuvre des terroristes et, de surcroît,
ce sont les seuls actes criminels de la « tragédie
nationale ».
De là découlent toutes les interrogations que suscite
l’article 45 de l’ordonnance : « Aucune
poursuite ne peut être engagée, à titre individuel
ou collectif, à l’encontre des éléments
des forces de défense et de sécurité de la République,
toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue
de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la
nation et de la préservation de la République algérienne
démocratique et populaire. Toute dénonciation ou plainte
doit être déclarée irrecevable par l’autorité
judiciaire compétente ». L’article est, de
prime abord, surprenant : Pourquoi donner à penser que
des actions menées par les services de sécurité
en vue de remplir leurs missions légales en matière
de protection, de sauvegarde et de préservation de l’ordre
et des institutions puissent faire l’objet de poursuites ?
Lu au premier degré, l’article paraît disculper
les agents de l’Etat de crimes qu’ils auraient commis :
c’est ce qui a fait dire que le processus «de paix
et de réconciliation » était une opération
par laquelle le pouvoir « s’auto-amnistiait ».
En réalité, une telle lecture de l’article 45 ignore
le fait que le pouvoir s’était déjà très
largement « auto-immunisé » contre toute
action fondée sur le droit répressif. S’il y a
lieu de s’étonner de cet énoncé c’est,
à un second degré, du fait qu’il interdit d’exercer
des poursuites contre les forces de sécurité alors même
que le droit en vigueur n’en fournit aucune possibilité.
Il suffit pour s’en assurer de démontrer que le droit
répressif en vigueur ne contient aucune disposition qui permette
d’imputer aux forces de sécurité algériennes
les crimes qu’elles ont commis pendant la décennie 1990.
Lorsqu’on considère le code pénal algérien,
on peut relever deux catégories de dispositions : une
première catégorie promulguée avant les événements
de la dernière décennie et une seconde introduite pour
réprimer les actes commis pendant la décennie.
1°- Dans la première catégorie, des dispositions
qu’on pourrait qualifier de droit commun. Le titre 1e de la 2e
partie (crimes et délits contre la chose publique) recense
les infractions contre la sûreté de l’Etat, les
attroupements, les crimes et délits contre la constitution,
contre la paix publique, contre l’ordre public et contre la sûreté
publique. Il faut sans doute mettre à part les crimes et délits
contre la sûreté de l’Etat dont la trahison et l’espionnage
(art. 61 à 64), les atteintes à la défense nationale
ou à l’économie nationale (art. 65 à 76),
les attentats et complots (art. 77 à 83) et les crimes tendant
à troubler l’Etat par le massacre et la dévastation
( art. 84 à 87). Dans ce groupe d’infractions, les articles
81 et 83 concernent spécifiquement la rébellion armée
à l’intérieur de la chaîne de commandement :
l’article 81 vise ceux qui, sans droit ou motif légitime,
ont pris un commandement militaire » ou l’ont retenu
« contre l’ordre du gouvernement » et l’article
83 punit l’emploi de la force publique pour « empêcher
l’exécution des lois ». Quant aux articles
84 à 87, ils punissent certes le massacre « dans
une ou plusieurs communes » ainsi que « le complot »
en vue du massacre mais lorsqu’il est perpétré
« en vue de troubler l’Etat » ce qui indique
clairement une intention subversive(33).
L’ensemble de ces articles ne sauraient être invoqués,
en tout état de cause, pour incriminer des éléments
des forces de sécurité qu’à condition de
circonscrire la responsabilité des infractions à des
groupes isolés agissant contre l’autorité légitime(34).
Enfin, les crimes commis par la participation à un mouvement
insurrectionnel (art. 88 à 90) ne peuvent par définition
servir à incriminer les services de sécurité
censés mener l’action anti-insurrectionnelle. L’ensemble
de ces dispositions (art. 61 à 90) ont trouvé leur usage
dans les procès intentés contre les « groupes
terroristes » en particulier dans le procès de l’attentat
de l’aéroport d’Alger.
On serait tenté de considérer que le recours aux infractions
définies comme abus d’autorité ou atteintes aux
libertés peut permettre d’incriminer des éléments
des forces de sécurité. Ainsi, l’abus d’autorité
peut s’exercer contre les particuliers (art. 135 à 137)
ou contre la chose publique (art. 138 à 140). L’attentat
à la liberté est puni par les articles 107 à
111 : c’est l’acte « arbitraire »
ordonné ou commis par un fonctionnaire et portant atteinte
«soit à la liberté individuelle, soit aux droits
civiques d’un ou plusieurs citoyens ». Les attentats
à la liberté des articles 291 à 293 bis consistent
en des enlèvements, arrestations, détentions et séquestrations
effectués « sans ordre des autorités constituées
et hors les cas où la loi permet ou ordonne de saisir des individus »
(art. 291). De telles infractions sont par définition
le fait d’éléments agissant de façon isolée,
contre la hiérarchie et la loi qu’elle leur oppose. Elles
ne pourraient conduire à titre exceptionnel qu’à
des incriminations individuelles et séparées. Ceux qu’on
voudrait désigner comme les auteurs d’une disparition
forcée seraient, par exemple, au pire, des criminels de droit
commun coupables de rapt (art. 291 à 293 bis). Nous écartons
bien entendu toute possibilité sérieuse d’engager
des poursuites sur le terrain des crimes et délits contre les
personnes (art. 254 à 274 ), en particulier l’assassinat
(art. 255)(35).
Ce sont là en général des infractions imputables
à des particuliers et, lorsqu’il sont agents de l’Etat,
elles s’accompagnent de circonstances aggravantes. Ainsi l’article
143 édicte-t-il des peines aggravées contre les fonctionnaires
et agents publics « qui participent à d’autres
crimes et délits qu’ils sont chargés de surveiller
ou de réprimer ».
2°- Dans la deuxième catégorie, les crimes et délits
prévus par le décret législatif du 30 septembre
1992 relatif à la lutte contre la subversion et le terrorisme
(art. 87 bis à 87 bis 9 du code pénal) et qui font partie
de la législation prise dans le cadre de l’état
d’urgence instauré le 9 février 1992. Ce dispositif
concerne exclusivement ce qu’on désigne comme « le
terrorisme ».
Il n’y a, on le voit bien, aucune base légale à
la poursuite des crimes commis par les services de sécurité,
sauf à considérer les cas où des éléments
de la force publique désobéiraient ou se retourneraient
contre le pouvoir. Mais ils perdraient la qualification d’ « éléments
de force de défense et de sécurité de la
république » à laquelle l’article 45
fait référence.
Nous l’avons déjà écrit(36),
les crimes commis par les services de sécurité relèvent
de la criminalité d’Etat . Dénaturant la logique
de l’ensemble de l’édifice légal par l’implication
de toutes les institutions chargées de sa mise en œuvre,
ils ne sont pas justiciables du droit pénal algérien
ni, encore moins, des conventions internationales qu’il a ratifiées.
Le pacte de 1966 sur les droits civils et politiques (dont l’article
9 fait référence aux disparitions forcés), et
la convention contre la torture de 1984 ne sauraient constituer des
fondements à des poursuites pénales. De telles propositions
ne peuvent être comprises qu’à partir du constat
que nous déduisons de la généralisation de la
violence d’Etat au cours de la décennie 1990 : une
lecture littérale de la loi, une interprétation de ses
dispositions prises séparément, ne sont plus possibles
car leur contenu allégué, déjà largement
frappé d’ineffectivité, a été définitivement
anéanti par des conduites généralisées
et décidées aux plus hauts échelons du pouvoir.
Mais alors quelles considérations ont conduit à prescrire
l’article 45 ? Pour y répondre, il faut soumettre
cet article à un commentaire interne. Il écarte toute
poursuite contre des membres des services de sécurité
pour les actions menées en vue de fins particulièrement
légitimes. Pourquoi envisager, même pour l’exclure,
que les membres des services de sécurité qui ont rempli
leur mission légale, fidèlement décrite par l’article,
puissent faire l’objet de poursuites ? N’ont-il pas
assuré la « protection », la « sauvegarde »
et la « préservation » de tant de choses
confiées à leurs soins (les personnes, les biens, la
nation et les institutions) ? Et d’ailleurs, cet article
ne figure-t-il pas dans un chapitre consacré à « la
mise en œuvre de la reconnaissance du peuple » envers
eux ? N’y a-t-il pas plus généreuse reconnaissance
due aux « artisans de la sauvegarde de la république »
que de renoncer à les poursuivre, c'est-à-dire de faire
implicitement peser une suspicion sur la légalité de
leurs actes ? Le texte est pour le moins construit en antithèse.
Bien sûr, sa clé réside dans l’expression
actions menées en vue de... C’est à l’encontre
de ces actions menées en vue de… qu’aucune
poursuite ne peut être engagée contre eux.
Une hypothèse consisterait à comprendre par là
que les poursuites contre ces éléments pour d’autres
motifs demeure possible : après tout, l’Etat lui-même
ne peut se fermer la possibilité d’engager la responsabilité
de ses agents, selon ses calculs d’opportunité et à
la condition de pouvoir la séparer de toute implication de
la hiérarchie. Mais ce serait réduire une disposition
de portée générale à des situations d’occurrence
rare.
Autre hypothèse : Tous les crimes terroristes n’étant
pas amnistiés et l’action publique n’étant
pas éteinte à l’encontre « des massacres
collectifs, [des] viols et [de] l’utilisation d’explosifs
dans les lieux publics » (article 10 de l’ordonnance),
l’article 45 vise-t-il à dissuader, à l’occasion
de poursuites (en réalité hypothétiques !)
engagées en raison de ces crimes, toute incrimination d’agents
du pouvoir ? Il faut répondre par la négative à
partir de l’interprétation combinée de différents
articles de l’ordonnance : l’article 10 exclut ces
crimes du champ de l’amnistie mais par référence
expresse aux articles 5, 6, 7, 8 et 9 visant les « bénéficiaires
de l’extinction de l’action publique », lesquels
articles renvoient à l’article 2 qui se réfère
à la législation antiterroriste. L’ordonnance ne
comporte pas de faille : tous les crimes qu’elle évoque,
que ce soit pour amnistier ou maintenir les poursuites, ont été
l’œuvre de « terroristes ».
La bizarrerie de l’énoncé n’est donc pas dissipée.
Les poursuites légales ne sauraient être, en bonne langue
juridique, associées qu’à des délits et
des crimes. Lorsque des actions menées en vue de buts
légalement reconnus sont évoquées, on présume
que ces actions sont légalement conformes à leurs buts
et que toute poursuite est impensable. Il aurait fallu parler de crimes
et non d’actions pour rendre le propos juridique conséquent.
Mais le droit est ici captif du discours et il n’est pas question
que le pointillisme sémantique vienne ruiner une œuvre
de 15 ans. D’autant que l’hymne à l’abnégation
des agents de l’Etat est en réalité dédié
aux plus hautes autorités : c’est à elles
que doit aller la reconnaissance que la charte incite le peuple à
manifester.
Pour comprendre la nécessité de l’article, jusque
dans cette rédaction qui est la sienne, il faut se libérer
de la stricte logique juridique : le discours politique surimpose
ses exigences au droit, se combine à sa normativité.
On retrouve en effet, dans l’article, le pendant de l’intentionnalité
par laquelle des infractions de droit commun se sont transformées
en délits terroristes, en vertu du décret 92/03. Si
un certain nombre de mobiles liés à une entreprise subversive
requalifient les infractions en actes terroristes, a contrario,
les fins que s’assignent les forces de sécurité
doivent conduire à définir leurs actions antiterroristes
à l’extrême opposé. De surcroît, comme
l’élément organique et collectif n’est pas
l’apanage de la seule entreprise terroriste et se partage également
entre les deux camps, on a même un double triptyque actions-buts-organisation,
à fronts renversés, dans les deux camps que le droit
confronte :
- le premier triptyque – criminel – est défini par
l’article 1er du décret 92/03 pour les terroristes :
des organisations terroristes menant des actions criminelles
en vue de porter atteinte à la société
et à l’Etat.
- et le second – vertueux – par l’article 45 de l’ordonnance
06/01 pour les services de sécurité : des forces
de défense et de sécurité menant des actions
méritoires en vue de défendre la société
et l’Etat.
Avec l’ordonnance, le droit boucle la boucle de la distinction
ami-ennemi caractéristique de la guerre. Il en parfait la symétrie
et, se plaçant résolument aux côtés de
l’ « ami » sécuritaire, matérialise
le discours belliqueux de la charte. Il confirme à la suite
de celle-ci que la guerre n’est pas finie. Dans cette guerre
mobilisant le droit, est un criminel/ennemi celui qui commet tel acte
défini comme infraction visant des fins terroristes et pour
le compte d’une organisation terroriste ; est un défenseur
de l’ordre/ami celui qui commet le même acte à des
fins sécuritaires en tant qu’agent de l’Etat ou membre
d’une milice. L’action est ou non un crime selon son auteur
et son appartenance organique.
Telles sont quelques-unes des considérations qui expliquent
pareil recours à l’antiphrase : on ne peut plier
le droit aux exigences politiques sans lui imposer quelques contorsions.
On peut en définitive affirmer avec certitude que cet article
n’énonce pas l’amnistie de quelque crime ou délit
que ce soit attribué aux services de sécurité :
dans sa lettre et dans son esprit, il nie tout crime qui leur soit
imputable et transfigure toutes leurs actions en témoignages
de dévouement. De ce fait, le dernier alinéa de l’article
qui enjoint à l’autorité judiciaire compétente
de déclarer toute dénonciation ou plainte irrecevable
serait surabondant s’il n’énonçait pas une
injonction nette et catégorique aux magistrats. Le juge pénal
est sommé non pas de déclarer irrecevable toute plainte
relative à des crimes amnistiés mais à refuser
toute plainte dirigée contre un ou plusieurs membres des services
de sécurité, quel qu’en soit l’objet(37).
L’affirmation qu’« aucune poursuite ne peut être
engagée » édicte en temps absolu, pour un
avenir illimité, une impossibilité. Plutôt qu’à
l’amnistie de crimes, on a affaire à une immunité
pénale et juridictionnelle générale (un privilège)
reconnue à l’ensemble des corps de la défense et
de la sécurité (milices inclues).
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NOTES
(1)
Etant donné sa longueur et le caractère répétitif
de certains de ses énoncés, l’arrêt de renvoi
de la chambre de contrôle n’est pas publié in
extenso. Les faits de l’affaire, l’argumentation de
la chambre, les infractions poursuivies et leur imputation aux accusés,
en particulier ceux qui ont comparu, figurent cependant dans les larges
extraits publiés.
(2)
Françalgérie, Crimes et mensonges d’Etats,
La Découverte, 2004, pp. 295-296.
(3)
Dans l’article consacré à l’attentat dans
Reporters Sans Frontières, Le Drame algérien. Un
peuple en otage, La Découverte, 1994, José Garçon
écrit : « Demeure inconnue l’identité
du poseur de bombe, que ni l’accusation ni les inculpés
n’ont révélée ». En fait, Djaffar
Zouaoui est désigné dans l’ordonnance de renvoi
de façon répétitive nommément mais (et
en cela J. Garçon n’a pas tort, au fond) il n’y a
personne derrière ce nom.
(4)
Rapporté par Jacques Vergès dans son livre intitulé
« Lettre ouverte à des amis algériens
devenus tortionnaires », cité in Livre Blanc
sur la Répression en Algérie (1991-1995), Supplément :
Les complicités, Editions Hoggar, Suisse, 1996, p.120.
(5)
Soussène et Abderrahim sont tous deux d’anciens membres
du groupe de Chebouti (MIA) qui ont été graciés
et libérés en 1989. Abderrahim a été un
proche de Abassi Madani et a exercé des responsabilités
dans le syndicat islamiste (SIT). Guettaf, Rouabhi et Boulesbaa avaient
les mêmes antécédents au MIA. Parmi les prétendus
auteurs de l’attentat, Hechaichi, commandant de bord à
Air Algérie, n’avait adhéré qu’au SIT.
(6)
De son vrai nom Si Ahmed Mourad. Condamné à mort par
contumace dans cette affaire, il serait devenu émir national
du GIA et a été tué en février 1994.
(7)
Notre hypothèse, partagée par de nombreux analystes,
est que l’attentat de l’aéroport a été
monté de toutes pièces par les services de sécurité.
On a pu cependant soutenir que le projet initial de faire sauter la
tour de contrôle a bien été envisagé par
la mouvance islamiste. V. J. Garçon, Reporters Sans Frontières,
Le Drame algérien. Un peuple en otage, Op. Cit.
(8)
La date mentionnée dans l’arrêt est le 5 août
et non le 18. Erreur matérielle, sans aucun doute, puisque
l’arrêt relate par ailleurs que le 5 août Soussène
avait été blessé par des policiers à Hydra
avant de prendre la fuite.
(9)
Cités dans le Livre Blanc sur la Répression …,
Op.Cit, p. 112 et s.
(10)
Et donc détenu pendant plus longtemps que ne le laissait supposer
le président « dans les salles de torture à
Châteauneuf, Hydra, Ben Aknoun ».
(11)
« Son frère le transporta dans une maison de la
région de Dellys appartenant à Rouabhi, où il
devait être arrêté ».
(12)
C’est ce qui explique l’incrimination des chefs militaires
islamistes Mansouri Méliani, Abdelkader Chebouti (anciens du
MIA tous deux condamnés à mort, le premier exécuté,
le second, en fuite et qui sera tué en décembre 1993),
Saïd Makhloufi (officier déserteur de l’armée,
condamné à mort par contumace et tué en juin
1996), Titraoui Abdennacer, condamné à mort par contumace,
qui aurait fait partie du GIA avant de fuir le pays, mais aussi des
chefs politiques, tous condamnés à mort par contumace :
Rabah Kebir, ex-président de l’instance exécutif
du FIS, rentré en Algérie dans le cadre des loi sur
la réconciliation, Bennouis Abdelkader, plus connu sous le
non de Rachid Ramda, arrêté en 1995 à Londres
et extradé en 2005 en France où il a été
condamné à 10 ans de réclusion pour sa participation
aux attentats de 1995, Lounissi Djamal, exilé en Allemagne
où il a été incarcéré en 1995,
Aït Haddad Abdelghani, exilé en France puis en Grande-Bretagne,
Achir Redouane, ancien prédicateur à la mosquée
Essouna d’Alger, auxquels s’ajoutent les trois fils de Abassi
Madani. Quant à Zebda Benazzouz, autre dirigeant politique,
il a comparu libre pour financement de groupe terroriste et a été
acquitté.
(13)
Par la voix de Rabah Kebir qui signait à cette fin un article
publié quelques jours avant l’attentat dans Le Monde.
V. Françalgérie, Crimes et mensonges d’Etats,
Op. Cit., p. 295.
(14)
Militant du SIT et proche de Makhloufi.
(15)
Ancien officier de l’armée devenu membre de l’instance
exécutive du FIS à l’étranger.
(16)
Emir du GIA tué en août 1992.
(17)
Nazim Khadra, Qui est l’AIS ? Le Matin des
3-10 juillet 1999.
(18)
Imam et ex-membre de la direction du FIS. Assassiné au cours
du massacre de la prison de Serkadji en février 1995 quand
105 détenus politiques ont été abattus par les
forces de sécurité.
(19)
D’après nos calculs, le ramadan de l’année
1992 correspondrait plutôt à avril-mai.
(20)
Autre émir du GIA, incarcéré en 1973 et libéré
en 2006 à l’occasion du processus de « réconciliation ».
(21)
Imam et dirigeant de premier plan du FIS qui a rallié le GIA
et a été assassiné au maquis en juillet 1995.
(22)
Autre dirigeant du FIS qui a subi le sort de Mohamed Saïd.
(23)
Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang, 2003,
Denoël, p. 75 et s.
(24)
Ibid., p. 171 et s.
(25)
C’est surtout dans des récits ultérieurs au procès
de l’aéroport et antérieurs à la « synthèse »
de Nazim Khadra que des journalistes proches des sources sécuritaires
feront naître le GIA avant même l’interruption du
processus électoral. Ainsi, selon Ammar Belhimer, « c’est
à la suite de la grève générale de juin
1991 qu’il (Mansouri Meliani) créé le Groupe islamique
armé » (Groupes armés islamiques, in Cahiers
de l’Orient, n° 36/37, 1994-1995, p. 61 et s.). Il est
vrai que l’article paraissait à un moment où c’est
l’affiliation au FIS du GIA, principal agent de la terreur, qu’il
fallait souligner.
(26)
Différentes tentatives d’attentats (contre la télévision,
le siège de la Sûreté nationale, le siège
de la wilaya d’Alger), tentative d’assassinat du directeur
général de la Sûreté nationale, assassinat
de cinq policiers, des vols, en plus des deux tentatives contre les
agences d’Air France et de Swissair.
(27)
Articles 33 et
34 de la constitution de 1989 qui était (très théoriquement)
en vigueur. Le code pénal ne réprime la torture que
dans les cas de détention illégale ou d’enlèvement
(art. 291 à 293 bis relatifs aux atteintes à la liberté
individuelles.
(28)
A l’audience, Hocine Abderrahim a décrit « les
électrodes sur les testicules », le « coup
de chignole sur la tête, Soussène l’eau de javel
ingurgitée, le supplice du chiffon. Rouabhi a affirmé
avoir eu le crâne fracassé.
(29)
Ces garanties procédurales sont renforcées par les articles
291 à 293 bis du code pénal réprimant les « atteintes
à la liberté individuelle ».
(30)
Même si en définitive les accusés en fuite ont
fait l’objet d’un arrêt de jugement séparé.
(31)
L’article 8 du décret 92/03 double les peines de
réclusion les plus faibles, substitue la réclusion à
perpétuité à la réclusion allant de 10
à 20 ans, la peine de mort à la réclusion à
vie.
(32)
Dont 13 contre les accusés qui ont comparu et 28 contre les
accusés jugés par défaut. Parmi les premiers,
7 seront exécutés le 31 août 1993 : Hocine
Abderrahim, Rachid Hechaichi, Karim Fennouh, Djamal Tchicou, Mansouri
Meliani, Saïd Soussène et Mohamed Aimat.
(33)
En complément des dispositions du décret législatif
du 30 septembre 1992 relatif à la lutte contre la subversion
et le terrorisme, ces articles 84 à 85 sont en principe susceptibles
d’être invoqués contre les « auteurs
de massacres collectifs » que la charte pour la paix et
la réconciliation et ses textes d’application écartent
des mesures d’amnistie.
(34)C’est,
semble-t-il, ce qui avait été amorcé par l’annonce,
en janvier 2006, du procès des massacres commis par les groupes
d’autodéfense de Relizane en 1995 avant que l’initiative
ne tourne court, en raison précisément de l’adoption
de l’ordonnance 06/01.
(35)
Si fantaisiste que soit cette hypothèse, elle méritait
d’être évoquée dès lors qu’elle
a inspiré le scénario qui a conduit à la condamnation
à mort par contumace prononcée le 23 janvier 2006 par
le tribunal criminel de Bouira contre Habib Souaïdia.
(36)
Cf notre article intitulé Le primat de la guerre sur le
droit. Réflexion sur la charte pour la paix et la réconciliation.
(37)
En revanche, l’article
46 charge le ministère public d’engager « d’office »
des poursuites, pouvant conduire à prononcer des peines de
prison allant jusqu’à 5 ans, contre « quiconque
qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte,
utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale,
pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne
démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire
à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement
servi, ou ternir l’image de l’Algérie sur le
plan international » (Souligné par nous).